La Cinquième Saison : Attention fragile !

Encore peu connus du grand public, Peter Brosens et Jessica Woodworth n’en sont pourtant pas à leur coup d’essai. Khadak, leur premier long-métrage réalisé en 2006 en Mongolie a récolté de nombreuses récompenses à travers le monde décrochant même un prestigieux Lion d’Or du futur au festival de Venise.

 

 

Avant cela, Peter avait filmé quelques documentaires, eux aussi couverts de distinctions (The Path of Time en Équateur ou une trilogie mongolienne présentée dans plus de 100 manifestations et récompensée 23 fois). Jessica, de son côté, travailla d’abord pour la télévision, à Paris puis en Asie avant de tourner Urga Song en Mongolie (1999) et surtout The Virgin Diaries. Produit par Peter en 2001 au Maroc, le film lui valut beaucoup d’intérêt et la reconnaissance de ses pairs.

 

 

Couple à la ville comme sur les plateaux, le Belge et l’Américaine ont alors enchaîné avec Altiplano (photo) qui remporta notamment le prix du meilleur long-métrage au festival Avanca 2010 où Magaly Solier, reçut aussi le trophée de la meilleure actrice.

Après ces longs voyages, c’est en Belgique qu’ils ont décidé de filmer, à leur rythme, un troisième long métrage commun, totalement en marge: la Cinquième Saison est une coproduction belgo-franco-néerlandaise qui constitue le dernier volet d’un triptyque  traitant des « rapports très conflictuels entre l’homme et la nature ».

Et le moins qu’on puisse écrire est que cette saisissante parabole n’a laissé personne indifférent.

 

 

Le village et le paysage sont très présents dans le film. Où est-ce, et comment avez-vous fait vos choix ?

 

Peter Brosens : Le village s’appelle Weillen. C’est à deux kilomètres à peine de notre maison à Falaën.  Impressionnant décor qui évoque l’isolement d’un village « niché quelque part au fin fond des Ardennes ».  Une communauté rurale  y vit,  entourée de prés et de champs et dominée par une forêt très sombre. Parfait pour le « storytelling » !

 

Comment avez-vous trouvé vos acteurs ?

 

Jessica Woodworth  : ADK Kasting à Bruxelles nous y a aidé. Nous avons passé environ six mois à chercher Thomas et Alice dans toute la Belgique.  J’ai aussi exploré des pistes en France et en Suisse.  Aurélia Poirier, qui joue Alice,  le personnage féminin principal, est française. Quand je l’ai vue arriver au casting à Genève, j’ai pressenti tout de suite qu’elle serait notre Alice.

Django Schrevens, qui joue Thomas, a 17 ans, vit à Bruxelles et possède une double nationalité belge et brésilienne. Gill Vancompernolle  est un garçon de 12 ans d’origine flamande qui vit à Bruxelles. Sam Louwyck n’est pas un inconnu pour le cinéma belge. C’est pour lui que nous avons écrit le rôle de Pol. De même que nous avons imaginé Marcel (l’homme au coq) en pensant particulièrement à Peter Van den Begin. Il y a plusieurs acteurs superbes dans le film comme Bruno Georis, Nathalie Laroche, Pierre Nisse  et Delphine Cheverry.  Mais nous avons aussi choisi de prendre sur place quelques non professionnels comme Robert Colinet et Véronique Tappert. Ce fut merveilleux de travailler avec eux.

 

 

 

Et les techniciens principaux ?

 

PB  :  Après avoir vu les magnifiques films de Gust Van der Berghe,  L’oiseau bleu et  Petit Jésus des Flandres (tous les deux montrés à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes), nous voulions que Hans Bruch Jr. soit notre directeur photo pour ce film.

 

Hans a amené avec lui une équipe caméra jeune, mais très impliquée. Nous avons souhaité aussi qu’Igor Gabriel, le chef décorateur habituel des frères Dardenne, nous rejoigne. Lui et son équipe ont été fantastiques. Notre équipe son néerlandaise n’a pas bougé depuis Khadak : Pepijn Aben pour la prise de son directe, Michel Schöpping pour le montage son, le mixage et la musique. Ces deux-là ont tout vu et tout entendu !

 

Qu’ont-ils tous apporté à La Cinquième Saison ?

 

JW  :  Le film a été extrêmement difficile à tourner, et dans des conditions budgétaires très serrées. Les chefs de poste ont été sans exception pleins de ressources et de patience. Ils se sont adaptés à notre très exigeante manière de travailler qui impose de prendre beaucoup de décisions sur le plateau au tout dernier moment. Ce qui n’est pas facile pour une équipe technique. La blague qui revenait sans cesse, c’était de dire :  « On est dans le non traditionnel ! ». Il faut savoir que nous avons changé le plan de travail 27 fois en 31 jours de tournage ! Nous étions tellement dépendants des conditions atmosphériques. Notre premier assistant-réalisateur, Arnout André de la Porte, qui était en charge du planning quotidien, a été à cet égard un vrai magicien.

 

 

 

 

Quels ont été les défis techniques à relever ?

 

PB : Eh bien, j’imagine qu’on ne se sentirait pas normal si on n’avait pas éprouvé nos limites extrêmes. Il faisait sacrément froid. Nous avons tourné les quatre saisons en plein hiver. Les scènes d’été nous ont posé de vrais problèmes. Les acteurs en shorts et T-shirts étaient frigorifiés jusqu’à la moelle ! Et il a commencé à sérieusement neiger pendant la scène d’été du barbecue – ce qui n’a pas été sans créer une certaine panique sur le plateau !

 

Comment travaillez-vous à deux pour la réalisation ?

PB  :  Nous prenons toutes les décisions ensemble. Fort heureusement, nous sommes d’accord sur presque tout. Si l’un de nous propose une très mauvaise idée que l’autre ne manque pas d’épingler, alors, après une intense minute de silence, nous éclatons de rire. C’est comme ça que nous avançons. Quand quelque chose marche, quand une scène se déroule merveilleusement, c’est évident pour l’un comme pour l’autre. Nous n’avons pas besoin de nous en parler.

La Cinquième Saison est, dites-vous, le dernier volet d’une trilogie. Était-ce prévu dès le départ, ou cela vous est-il apparu clairement après avoir réalisé Khadak et Altiplano ?

 

JW  : Pour chaque film,  tout ce qu’il y avait à faire nous a tellement absorbés que nous ne sommes jamais sentis en train d’imaginer quelque chose de plus important. Ce n’est qu’après le tournage du deuxième film, Altiplano, que nous nous sommes parlé de notre désir d’appliquer nos idées sur notre lieu de vie. Cela fait presque dix ans que nous sommes dans le Condroz. Ce pari nous a beaucoup plu de travailler « dans notre arrière-cour ».

 

 

Comment l’expérience acquise grâce aux deux premiers films a-t-elle été bénéfique à La Cinquième Saison ?

 

JW  : Réaliser un film est un travail gargantuesque qui suppose des milliers de décisions à prendre sur plusieurs années. En toute honnêteté, une partie de notre âme est gravée dans chacun de nos films. Ils sont des extensions de nous-mêmes.  Ils contiennent nos doutes, nos espoirs, nos douleurs et notre respect. Pour ce qui est du tournage de ce film-ci, chaque jour sur le plateau a été sans précédent. Quelle que soit votre expérience, vous aviez à vous confronter aux réalités du moment avec humilité, conviction et courage. Et puis, pour nous, chaque film pourrait être aussi bien le dernier.

 

 

Le fait de travailler « à la maison » a-t-il changé votre façon de développer un projet ?

 

JW  :  Nous avons fait autant de recherches ici qu’en Mongolie ou au Pérou. Françoise Lempereur, une professeure de l’université de Liège, nous a aidés sur certains aspects historiques et folkloriques. Nous avons passé au peigne fin centres d’archives et musées. Nous avons parlé avec les  fermiers locaux de leur vie quotidienne et de leurs craintes. Mais cette fois, nous n’étions pas aussi rivés aux faits, s’agissant d’une situation hypothétique se déroulant dans un futur proche. Par bonheur, tout ici relève de la fiction ! Cela dit, tous les éléments du film proviennent, dans une certaine mesure, de la réalité, exactement comme dans nos deux précédents films.

 

 

Dites-nous-en davantage sur les idées qui lient les trois films.

 

PB : Nous avons commencé à faire des fictions en Mongolie (Khadak) et au Pérou (Altiplano). Dans des lieux par définition très éloignés. Néanmoins, ce que nous nous sommes efforcés de transmettre est, à vrai dire,  très, très proche de nous. Avec La Cinquième Saison, nous  avons porté notre regard sur notre propre environnement parce qu’il nous a paru nécessaire de transposer nos idées dans le milieu dans lequel nous vivons. En vérité, l’histoire de La Cinquième Saison pourrait être racontée partout, mais notre « arrière-cour » a plus de sens pour nous :  nous connaissons les gens, la lumière, le relief, les saisons, les usages, les vieilles maisons de pierres, les carrières, les fermes, les rythmes quotidiens, et ainsi de suite. C’est aussi un pays d’une beauté obsédante et d’une qualité éternelle.

 

 

JW  : Les trois films partagent d’évidence un même langage visuel, un sens de l’urgence et une thématique environnementale.  Ce dont ils parlent dépend beaucoup du spectateur. Nous voulons que nos films le touchent, au-delà de leurs lignes narratives. C’est pareil pour la musique. Personne ne va se mettre à demander : « De quoi parle cette symphonie ? » L’expérience de l’écoute musicale est subjective et très personnelle. Nous aimerions que nos films soient reçus et ressentis comme s’ils étaient de la musique. Nous travaillons avec la musique très tôt, avant même de tourner. Pour tout le domaine sonore ou musical, Michel Schöpping est notre partenaire de création depuis Khadak. Avec lui, nous avons exploré tous les champs du possible. Sur nos trois films, son apport a été incommensurable.

 

 

PB  : Votre question me permet de rapprocher dans ma tête La Cinquième Saison et notre premier film, Khadak,  un film qui parle de la fin du nomadisme.  La communauté dans La Cinquième Saison recourt en fin de compte à une forme ultime d’arrogance : le sacrifice humain comme moyen désespéré de déjouer les mauvais augures. Thomas,  l’adolescent solitaire, opte cependant pour une sorte de sacrifice totalement autre : le sacrifice individuel. À la fin du film, il choisit de porter l’enfant blessé « dans le pays où les bananes poussent ». Il devient donc un nomade, physiquement comme spirituellement.

 

 

 

Quels sont les éléments visuels qui relient les trois films ?

 

PB : Le principe cinématographique de nos trois premières fictions est le suivant : une composition bien équilibrée de plans-séquence qui soit au service à la fois de la scène et du  cadre pour les situations et les actions. Le temps peut ainsi devenir tangible, le rythme et la tension de nos films n’étant pas déterminés par un découpage classique, mais par la façon dont le temps coule au travers de nos images et de nos scènes. Cela peut permettre au spectateur de transcender l’histoire qu’il regarde. Encore une fois, nous croyons que le cinéma a les mêmes potentialités que la musique, la peinture ou l’architecture.

 

Vous semblez avoir choisi une palette de couleurs beaucoup plus pâle pour ce film. Pourquoi ?

 

PB  : Comme vous le savez,  l’hiver en Belgique est par définition plutôt pâle. Nous aimons rendre hommage aux vraies couleurs d’un lieu. La Mongolie est hiver (Khadak)  est aveuglément brillante et les Andes en hiver (Altiplano) ont des couleurs éclatantes. Nous nous bornons à rester proches de cette réalité. La palette de couleurs de La Cinquième Saison vient de l’histoire elle-même : le printemps refuse d’arriver et les choses commencent à disparaître, même les couleurs !

 

 

La Cinquième Saison est-elle marquée par des influences esthétiques ou narrative ?

 

PB  : Nous avons été inspirés par les arts et la musique, particulièrement pendant la période de développement du film. Les peintures de Breughel, Goran Djurovic, Michaël Borremans, par exemple. La musique de Georges Gurdjieff, Nick Cave, Jean-Sébastien Bach et Dimitri Chostakovich. Souvent, nous concevons et créons des images en écoutant de la musique. Nous aimons aussi Adèle, elle pourrait nous inspirer pour un autre film…

 

JW  :  Parmi les sources d’inspiration, j’ajouterais Marketa Lazarova,  le chef d’œuvre du cinéma tchèque,  Théo Angelopoulos, la musique arménienne traditionnelle, les soirées de danse country ici dans le voisinage, la très réelle disparition des abeilles partout dans le monde, l’utilisation abusive des fertilisants toxiques, la crise du lait. Et s’agissant des dialogues, ceux que les acteurs ont eux-mêmes proposés pendant les répétitions.

 

PB  : Et puis, il y a cette formidable phrase de Werner Herzog  :  « Qu’avons-nous fait à nos paysages ? Nous avons embarrassé nos paysages ! »

 

[Interview réalisée par Ian Mundell]

 

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