Isabelle Truc, parcours d’une productrice

Rencontre avec Isabelle Truc, productrice dont l’étoile ne cesse de briller toujours un peu plus fort depuis quelques années, partenaire notamment depuis ses débuts derrière la caméra de Guillaume Senez, dont le deuxième film Nos batailles vient de rafler la mise aux Magritte, et sera nommé deux fois aux prochains César. 

Qu’est-ce qui vous a menée à créer Iota Production?

Ma passion pour le cinéma, est née au cinéma Le Parc à Liège, où j’ai découvert de très nombreux films qui ont fait ma culture cinéphile, comme beaucoup d’autres producteurs et talents liégeois d’ailleurs! J’ai fait des études sociales (ce qui m’a donné un bon socle quant à la complexité des rapport humains, ce qui est très important dans mon métier!), puis j’ai étudié le journalisme. J’ai touché à l’audiovisuel et au cinéma, et ça m’a beaucoup plu. J’ai ensuite fait ELICIT, où j’ai appris l’analyse des films. Mais c’était trop théorique, j’avais envie d’aller sur le terrain.  Je sentais bien que je n’étais spécialiste en rien, mais que j’étais polyvalente, et c’est vraiment du côté de la production que j’ai trouvé mon bonheur.

J’ai débuté chez Saga Film, comme stagiaire, puis comme petite main, puis je me suis spécialisée en documentaire, notamment sur Le Rêve de Gabriel d’Anne Levy-Morelle, un projet hors norme à l’époque. J’ai fait de l’assistanat de production sur des tournages, de la direction de production, de la production exécutive. J’ai bossé avec des jeunes producteurs de ma génération aussi. J’ai assisté à la faillite d’une société, et à ce moment-là, je me suis dit que j’avais vu beaucoup dont le pire, et que je pouvais me lancer!

C’était il y a 18 ans, j’avais envie de stabilité, et j’ai créé ma société. A l’époque, il n’y avait que les aides culturelles, et ça m’énervait d’attendre tout le temps, pour des films souvent reportés, parfois il fallait choisir entre deux films. Je me suis dit que j’allais stabiliser ma vie, ce qui ne s’est pas du tout avéré le cas d’ailleurs!

J’ai d’abord produit de jeunes documentaristes, un domaine dans lequel je me sentais plutôt légitime. Puis la fiction est arrivée avec des courts, le tout premier, c’était U.H.T. de  Guillaume Senez d’ailleurs! Depuis, j’ai tenu à continuer à produire documentaire ET fiction, c’est comme danser sur deux pieds pour moi. J’ai aussi fait de l’animation, ce qui m’a donné une vue très large, et une vaste expérience, des petites productions fragiles à de plus grosses coproductions avec 5 pays.

UHT-Guillaume-Senez
« U.H.T. » de Guillaume Senez

Produire du cinéma d’auteur, est-ce difficile?

Disons que j’insiste pour diversifier mon approche en fonction des auteurs, je ne veux pas systématiquement viser un public de niche. Avec chaque cinéaste, je me demande comment atteindre le rayonnement le plus adapté au film. Quel est le potentiel du projet? Et tout au long de mon parcours, j’ai toujours été très attentive au fait de proposer un développement sur mesure, et de bien accompagner mes talents.

Qu’est-ce qui a changé en 20 ans dans la production audiovisuelle?

Tout! J’ai l’impression de travailler dans les nouvelles technologies en fait, que tout se renouvelle sans cesse! Quand j’ai commencé, c’était la préhistoire. Tous les 10 ans, on doit profondément se remettre en question. Entre les nouveaux médias, les petites caméras accessibles à tous… Il y a vraiment des révolutions technologiques qui impactent très fort notre secteur. Il ne faut pas avoir peur de se remettre en question sinon on ne tient pas.

Quels sont les obstacles rencontrés aujourd’hui pour produire des films en Belgique?

On a trop peu de moyens pour les films majoritaires belges, c’est quelque chose que j’ai toujours constaté. Or, l’exigence de qualité est maximale, et mondialisée, c’est donc difficile de faire face avec les moyens que nous avons. Du coup, tout est plus lent. Ce qui est paradoxal, c’est qu’on a le Tax Shelter en Belgique, mais qu’il n’est pas nécessairement favorable pour nos films belges. Cela fait longtemps qu’on le dit, mais il faudrait vraiment un changement de loi pour qu’il bénéficie plus à nos auteurs et à nos films. Les fonds régionaux, c’est quelque chose de génial aussi. On connaît le quasi plein emploi dans le secteur de l’audiovisuel, ce qui est une petite révolution, et permet à nos techniciens d’acquérir une expérience qui ne fait qu’augmenter la qualité de leur travail, et pour les jeunes qui sortent des écoles, c’est formidable. Mais là aussi, les films d’initiative belge ne sont pas assez mis en avant par les fonds régionaux, alors qu’ils sont les joyaux d’une région. Ce sont ces films qui vont faire notre renommée internationale, et comme on joue dans un monde globalisé, c’est important. On reste certes très compétitifs, mais on doit rester attentifs, car la concurrence vient de partout, elle aussi se globalise. Je reviens du Marché du film de Berlin, où l’on se dit que le monde est grand, mais qu’on n’est pas tout seul…

A contrario, quelles sont les opportunités aujourd’hui en Belgique?

Notre vivier créatif est extraordinaire. On est dans une région où notre problème d’identité fait qu’on ne se met jamais assez en valeur, mais du coup, il n’y a pas de tabou, on n’a pas un lourd passé culturel qui nous étouffe. La transgression est là, tout le temps, on a d’excellentes écoles. On est aussi moins cloisonnés, notamment entre documentaire et fiction, ça donne une certaine élasticité aux techniciens, prestataires, auteurs, une aptitude à rebondir, et un vrai savoir-faire, une assise solide. C’est très stimulant.

Quels sont vos projets?

En montage actuellement, on a le premier long métrage de Vero Cratzborn, Les Châtelains, avec Léonie Souchaud et Ludivine Sagnier. On avance bien sur le développement de C’est de famille d’Elodie Lelu, qui va flirter avec la comédie, même si c’est un film très profond, plein d’émotions. Et on a un super casting composé d’Hélène Vincent, Fantine Harduin et Bouli Lanners. J’ai aussi un premier long métrage en écriture, d’Elisabeth Llado, dont j’avais produit Le Conseiller. Et puis le troisième long métrage de Vanja d’Alcantara (Beyond the Steppes, Le Coeur Régulier), un film puissant. Beaucoup de réalisatrices en somme!

Léonie Souchaud sur le tournage du film de Véro Cratzborn, « Les Châtelains » (Crédit photo: Cinergie.be)

On développe aussi des séries télé, dont une de Safia Kessas et Thomas Vanzuylen. Et en documentaire, je produis le prochain Jérôme Le Maire (Le Thé ou l’électricité, Burning Out), du grand cinéma documentaire. Il va filmer la construction d’une gigantesque centrale scolaire dans le désert marocain, où vivent les derniers nomades au Maroc. Une immersion dans ce désert très vivant, avec Olivier Boonjing (Parasol, La Trêve, Je me tue à le dire) à l’image, un vrai film de grand écran!

Etre une femme dans ce milieu, ça représente quoi pour vous?

Le changement de mentalité que l’on voit apparaître me réjouit, et je sens la différence, alors même que je ne m’étais pas forcément posé la question au préalable. Quand j’ai démarré, j’ai foncé tête baissée, et je n’ai pas identifié mon genre à ce moment-là. C’est aujourd’hui que je réalise certains obstacles que j’ai pu rencontrer du fait que j’étais une femme. La première prise de conscience, elle est chez moi. J’ai sauté à pied joint dans différents pièges, notamment celui du manque de reconnaissance qui fait que l’on doit travailler plus que les hommes pour en obtenir moins. Que c’est encore tabou ou presque de lever des budgets plus importants. Les mentalités changent, mais ce n’est que le début.

Comment vous positionnez-vous par rapport à des initiatives très concrètes comme la parité?

Et bien moi grâce à la parité, j’ai eu accès au comité de concertation, où la profession et l’administration culturelle discutent des prochaines pratiques à mettre en place. Et ça a été très formateur pour moi. Ca m’a aidée à accéder à des lieux de réflexion et de décision, que je n’ai pas quittés. Dans certains cas, cette obligation fait changer les choses. Quand on touche à l’artistique, ça me semble plus complexe à imposer. Mais les statistiques sont quand même terrifiantes. A la fin des études d’audiovisuel, il y a un peu plus de 50% de filles. Deux ans après les études, elles ne sont plus que 25%. Et dans des métiers spécifiques, les postes « de pouvoir » comme chef opérateur par exemple, elles ne sont plus que 10%.L’écrémage commence dès l’entrée sur le marché du travail.  Je pense aussi que les femmes entre elles doivent s’appuyer pour se revaloriser dans le jeu général. Donc oui, la parité peut accélérer le mouvement. Mais la prise de conscience dépasse le monde du travail évidemment, ça doit se faire à l’école, dans la sphère intime, familiale…

Comment voyez-vous aujourd’hui votre métier de productrice?

J’ai toujours vu mon métier comme un accompagnement au long cours, même si parfois certaines collaborations s’éteignent. Il y a 15 ans, on était vraiment dans la pure fabrication. On a connu un élargissement du spectre, maintenant on doit être là vraiment très amont. Les stratégies se mettent en place de plus en plus tôt au niveau de la diffusion, de la distribution. Notre spectre est beaucoup plus large. Il y a aussi eu une augmentation des exigences sur le plan financier. L’arrivée du Tax Shelter a révolutionné nos manières de faire, il y avait un côté artisanat, on a dû passer à quelque chose de beaucoup plus administratif. Je n’avais aucune prédisposition pour ça, mais on doit être polyvalente quand on est productrice. Je réapprends pour chaque nouveau film, mais j’ai dû moduler mon cerveau, mes domaines de compétence. Si je devais donner un conseil à de jeunes productrices et producteurs, ce serait: soyez passionnés, soyez fous. C’est un apprentissage constant, chaque film est un prototype.

 

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