Jessica Woodworth : « il faut envisager chaque film comme le dernier»

Avec King of the Belgians, Peter Brosens et Jessica Woodworth reprennent le credo de Bye bye Belgium pour proclamer l’indépendance de la Wallonie. Une trame qui se révèle moins politique qu’un amusant prétexte à entraîner le roi des Belges (un Flamand) dans une odyssée balkanique ébouriffante. Drôlement bien fait mais pas sans fond. Interview avec Jessica Woodworth.

 

Bonjour Jessica, avant même la sortie en salles, quel joli petit succès dans les festivals pour votre film !

Oui, c’est vrai. Ça change des projections dédiées aux distributeurs où tout le monde essaie de rester critique et se soumet à la seule question : « est-ce que ça va marcher ? » Déprimant ! Ici, c’est vrai que c’était totalement inattendu ce qui s’est passé à la Mostra de Venise. Les salles étaient combles, les spectateurs ont applaudi à certains moments du film – je n’avais jamais vécu ça -, il y a eu des fous rires et une longue standing ovation. On ne savait pas qu’on allait autant toucher les spectateurs. À l’issue de la projection, un distributeur renommé italien est venu près de moi et m’a dit : je l’achète ! Comme la Russie, le Japon, l’Espagne, la Turquie.

Beaucoup de pays sauf la… Belgique. Pas de distributeur chez nous ! J’espère qu’on aura le temps du bouche-à-oreille pour que les spectateurs aillent en salle. Après bon, c’est vrai qu’il n’y a pas de star au générique… quoique, en Flandre, tout le monde connaît Peter Van Den Begin, totalement inconnu en Wallonie et à Bruxelles (NDLR c’est pourtant LE grand acteur flamand du moment), qui joue le Roi et Titus De Voogdt qui joue son valet (NDLR vu notamment dans Welp et la série The missing).

 

©FilipVanRoe

 

Comment expliquez-vous ce succès à l’étranger ? On pourrait se dire que le sujet est quand même très belge, non ?

On est tous fasciné par les rois, surtout dans la vieille Europe. Puis, la Belgique, c’est le cœur de l’Europe et, depuis les attentats, malheureusement, tout le monde la situe un peu mieux. Beaucoup se posent des questions sur la complexité de notre pays. Avec la contrainte de ne pas rentrer dans la politique : faire un film sur la politique ne nous intéressait pas ! Après, on ne peut pas l’éviter, il faut équiper le spectateur non-belge dès le départ, suggérer les trois communautés. Il fallait placer le décor en quelques phrases, ça a pris du temps. On voulait, en tout cas, éviter de rentrer dans les détails.

Mais en même temps, c’est raccord à l’actualité et je crois que les gens ont besoin d’un regard moins réaliste et plus tendre sur les événements de ces derniers mois. Il y a beaucoup de films tristes, cyniques, bien faits c’est sûr, dans la plupart des festivals. Enfin, j’en suis aussi une spécialiste, notre trilogie Le signe des ancêtresAltiplanoLa cinquième saison, était très triste.

 

Ce n’est pas un film politique, mais c’est un film sur le roi. Et même sur la « désacralisation » de sa fonction. Il n’est plus inaccessible, vous le remettez en liberté, en quelque sorte !

Il arrive à ses cinquante ans, il n’a pas d’enfants – nous ne voulions pas dévoiler le pourquoi. Est-ce la reine ? Est-ce le roi ? Ça n’avait pas d’intérêt, mais ça nous permettait, plus tard dans le film, de voir la vraie tendresse de ce souverain en contact avec les enfants aveugles en Bulgaries -, et le protocole l’a écrasé durant toutes ces années. Et quand il a enfin cette opportunité d’aventure, il la saisit. Poussant même le vice à se déguiser en femme bulgare pour passer la frontière. Pour retrouver un autre destin, changer sa trajectoire de vie.

La monarchie, nous, nous ne sommes ni pour ni contre, elle existe, elle a son charme. Mais, c’est l’idée qu’on soit né sans liberté qui nous a intrigués. Il ne peut ni être médecin, fermier ou danseur, il doit être roi, et que ça. C’est tragique ! Pire ! Outre dans son entourage, cela sous-entend qu’il n’a jamais été en face de quelqu’un qui le considérait plus comme un homme que comme le roi. Chaque personne, tous les jours de ses cinquante ans, il n’a jamais été anonyme. Pourtant, c’est juste un mec, très grand, mais c’est la seule chose qui le distingue.

 

 

Il y a Titus De Voogdt, qui incarne Carlos, et qui lui est en rupture avec toutes ces révérence dues à un roi. C’est le plus franc de toute la bande.

Carlos, il échappe à la formule qui veut qu’on n’éprouve de la satisfaction que si le personnage change en cours de route. Ici, ce n’est pas vrai, Carlo est comme il est, au début, au milieu et à la fin. Il est monotone et dit les choses comme elles sont. C’est un peu le seul pote du roi, celui à qui il va demander conseil. Carlos n’a que faire du protocole, il parle sans filtre.

 

Aussi, vous retournez la situation. Le roi n’est plus francophone mais flamand et ce ne sont plus les Flamands qui veulent leur indépendance mais les Wallons !

Dès le départ, nous voulions Peter Van Den Begin dans le rôle du roi. Avec un roi flamand, il fallait revisiter la logique. D’autant plus qu’il parle très mal le français, il ne trouve pas ces mots et le protocole en français n’arrange rien. Puis, il y a la Wallonie qui déclare son indépendance pour un motif très bête: « We zijn het beu ». « Nous en avons marre ». Le roi est surpris : « Wat beu ? » Il est totalement perdu, car il est sans contact avec les gens. Il est perdu dans les Balkans et on laisse penser aux spectateurs que le roi sera amené à parler au peuple à son retour en Belgique, pour éventuellement réunir le peuple. Nicolas III ne va pas rester muet toute sa vie.

 

 

Et dans ce climat d’indépendance, vous proclamez l’union sacrée entre les comédiens francophones, flamands ou même d’ailleurs. Sans effusion de sang !

En effet, ça a trop bien marché. C’était la fête totale. Le casting était hyper-européen et un esprit s’est très vite créé autour de ce roi généreux, de ce road-movie chronologique.

C’était comme un documentaire… mais avec beaucoup de camions derrière. On a essayé de réduire l’équipe technique, mais rien à faire, quand on fait une fiction, il faut des moyens conséquents et une bonne organisation.

 

Une fiction tournée de manière chronologique, quand même. Ça change la donne. Aussi pour les comédiens.

Ça se voit ne fût-ce que sur leur visage. Ils ont pris des couleurs et sont bronzés, à la fin – on a tourné en mai et en juin -, fatigués aussi parce qu’ils ont peu dormi, déchirés. Il fallait que ça se voie, nous n’étions pas obligés de le masquer, tout comme les barbes.

Puis, on a voulu intégrer les gens du coin. Comme ce bourgmestre à pieds nus – été comme hiver – qui préside un concours de dégustation de yaourts. C’est totalement vrai (elle part d’un fou rire). Comme l’anecdote qu’il raconte lors de l’interview surréaliste menée par le roi : il a vraiment traversé la Manche à la nage. Il a improvisé. Il y a aussi cette séquence avec les enfants aveugles, ils permettent de voir toute la tendresse du roi. On a beaucoup ri mais il a fallu beaucoup travailler ça, pour rester dans la justesse. Il ne faut pas imposer du surréalisme, rester honnête et respectueux de ces gens adorables. C’était un privilège de tourner avec eux.

Je crois aussi qu’il faut envisager chaque film comme le dernier. C’est souvent le cas d’ailleurs quand on voit le nombre de films qui ne se font pas ! Puis, quand on reçoit de l’argent public, on ne peut pas faire n’importe quoi, il faut apporter de la valeur, enrichir le propos tout en allant vers le public, il nous appartient aussi cet effort-là. Quoi qu’il en soit, la distribution est cruciale. En témoigne notre précédent film, La cinquième saison, extrêmement bien reçu dans les festivals (Venise, notamment) et par la critique, qui fut un naufrage dans les salles belges. Parce que complexe et ambigu, c’était un film fait par un Flamand et une Américaine, avec des fonds flamands et pourtant en français. La distribution et la médiatisation n’ont pas suivi, on était mal encadrés. Avec King of the Belgians, on est toujours entre deux chaises mais on espère bien ne plus tomber.

 

 

Le roi l’a-t-il vu?

On l’a invité à Venise, à Gand, il n’a pas le temps. Ce n’est pas grave, on ne l’a pas fait pour lui, mais il le verra en séance privée. Il n’est ni lié au film, ni l’inspiration de notre personnage. Mais oui, le King of the Belgians, le vrai, il existe. Puis, je comprends qu’il ne veuille pas le voir en public. Je crois que les spectateurs regarderaient plus ses réactions face au film que le film en lui-même.

 

Il y a un personnage qu’on voit peu à l’écran, c’est la reine. Elle porte la culotte, quand même ! Et c’est elle qui commande le documentaire pour redorer l’image du roi.

J’aurais tellement aimé plus la voir dans le film, mais vu les circonstances dans lesquelles l’histoire se passe, ça n’aurait pas été possible ni logique. Mais, elle revient par téléphone. On en sait assez que pour comprendre que ce n’est pas un mariage heureux et consenti mutuellement. Ce qui ajoute à la tragédie.

 

La genèse de ce film, elle vient d’où ? Vous dites avoir eu votre passade avec des films sombres, vous vouliez revenir vers la lumière et le rire ?

La comédie et la tragédie sont voisines, la limite est très fine. Il faut oser s’y aventurer. Beaucoup aimeraient bien faire une comédie mais ne s’y risquent pas. Puis, la lumière, c’est certain, dans une période sombre telle que l’on l’a connaît actuellement – l’élection de Trump, le relais que prend l’extrême-droite partout, le terrorisme, autant de haine. Dans cette époque, il est plus facile de détester et de haïr que de faire un pas vers l’autre -.

Je pense que les gens ont envie de voir autre chose et l’arme féroce pour ça, c’est l’humour ! Je pense notamment à Chaplin et à son Dictateur. Le rôle d’un artiste est d’amener une lueur d’espoir. Puis, on revient au financement du film, on a reçu de l’argent public, on se devait de prendre part au discours, de contribuer à quelque chose de plus intelligent. Nous ne faisons pas du cinéma pareil pour partir à Hollywood.

On ne voulait pas retomber dans le cynisme. Après, ce n’est pas avec une expérience, un film qu’on peut dire qu’on est capable de faire une comédie, c’est un travail colossal qu’on reprend à chaque fois à zéro. Mais tout est possible quand on fait confiance à son équipe qui, ici, comprenait des Bulgares, des francophones, des néerlandophones.

 

 

Finalement, l’air de rien, on retrouve dans votre film beaucoup de thématiques très actuelles, que vous avez glissées parfois même sans en avoir conscience. La Turquie, le Brexit, le parcours des migrants…

Évidemment, on n’en a pas eu conscience tout de suite. Mais quand on a réalisé la séquence sur le bateau (ndlr. un peu le radeau de la méduse), qui sert d’ailleurs d’affiche au film, nous nous sommes rendu compte de cette similitude flagrante avec les migrants. Ça s’arrête là. On a pourtant eu un écho dans un festival : « Vous vous moquez des réfugiés. » Bien sûr que non, pas du tout, on est tous dans le même bateau, je pense. On n’est rien à côté de la nature, roi ou pas roi. On est tous pareils devant la gloire, l’argent, l’indifférence. Il faut rester humble. On s’en rend compte quand on dort en dessous d’une aurore.

 

Parlons-en de cette aurore.

On a insisté pour l’avoir dans le film et on ne voulait pas la créer de manière artificielle. Du coup, on comptait sur un Français qui est passionné de ces phénomènes, avec les appareils qui convenaient, au bon endroit au bon moment. Il était là pour lui, en tant que photographe, et on lui a commandé un travail. Naturellement, ça reste du digital, pas tout à fait comme l’œil le perçoit mais on est au plus proche de cette beauté naturelle.

 

©FilipVanRoe

 

Comment avez-vous choisi Bruno Georis, Titus De Voogdt et Lucie Debay?

Bruno jouait déjà dans La cinquième saison. C’est un immense comédien de théâtre, il a beaucoup d’expérience dans le Vaudeville. Nous l’avons encouragé à vivre pleinement son rôle de Ludovic Moreau, chef du protocole. Ce qu’il a fait à merveille

Titus, lui, nous connaissions son travail dans différents films flamands. Il était naturel d’aller vers lui. D’autant que, physiquement, il y avait une complémentarité avec le roi, grand et maladroit. Il nous fallait quelqu’un de jeune.

Et Lucie, c’est en jeans et en basket que je l’ai rencontrée durant deux heures à Zaventem. J’ai senti tout de suite qu’elle ne voulait pas se lancer dans n’importe quoi. Elle réfléchit beaucoup et pose beaucoup de questions. J’ai eu l’impression de passer moi-même l’entretien. J’ai été étonnée. Elle faisait très jeune, plus que notre personnage. Mais elle avait le regard que nous voulions. Je suis convaincue qu’elle va faire de belles choses, elle a le temps, la jeunesse, elle apprend les langues, elle peut jouer n’importe quoi. Puis elle a ce regard, de ceux qui sont porteurs de complexité, de profondeur. La manière dont elle regarde la caméra dans le blanc des yeux, tous les comédiens n’en sont pas capables. Un regard terrifié, séducteur, vulnérable. Un regard, une prise, une image. On le sent sur la scène du bateau.

 

On ne peut pas ne pas parler de Duncan Lloyd qui est le réalisateur engagé pour suivre le roi, l’intermédiaire qui permet au public d’être témoin de cette aventure. Vous vous êtes projetés en lui ?

Oui, bien sûr. On s’est souvent demandé, dans telle situation, que ferait Duncan ? Toujours en gardant le focus sur le roi. Mais il y a aussi la seule femme du groupe, elle est très belle, lui est un peu séducteur même si ça tombe à plat, comment va-t-il la filmer ? Puis, comment terminerait-il le film. Parce qu’au final, le montage conçu par Duncan n’est pas montré. Il a le choix entre la liberté que lui accorde le roi et les contraintes que veut lui astreindre l’entourage de celui-ci. Il a le final cut, mais on ne sait pas ce que Duncan privilégiera. Toute l’histoire est filtrée par l’œil de Duncan, il était notre prolongement. Il fallait aussi réfléchir comme lui, comment intitulerait-il le film ? Au départ, il devait s’appeler Kebab Royal, mais on était loin du mockumentary, c’était plus un conte. Au final, il n’y avait qu’un titre possible: « King of the Belgians« . Pas Odyssée dans les Balkans.

Celui qui joue Duncan est un ami proche, Pieter van der Houwen, un photographe hollandais, pas du tout un comédien. Il a inspiré le rôle et l’a joué. Sa voix est doublée par un Écossais qui habite à Bruxelles. La voix fait partie du corps et même si Pieter parlait bien l’anglais, qu’il avait juré de donner le meilleur de lui… ça ne marchait pas. On a dû se résoudre à le doubler. Le film compte et surplombe les comédiens. On a été triste, quelle horreur.

 

Pour terminer, la fin est plutôt ouverte, non ? Le roi n’est pas encore rentré en Belgique…

Ah ! J’espère qu’il y aura une suite. Mais elle ne sera pas du tout pareille. Finis le mockumentary et le road movie. Les personnages ne sont pas rentrés en Belgique et se retrouvent coincés sur l’île de Tito en Croatie, tout s’y passerait. Ça devrait s’appeler Archipel et c’est en cours d’écriture. On verra. Tous les acteurs sont partants, ils voudraient recommencer demain. Mais, non, pas tout de suite, il faut un scénario et un financement. 1,5 ou 2 millions d’€. Modeste quand on voit le nombre de personnes mobilisées, les tickets d’avion…

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