L’étrange couleur des larmes de ton corps

Après Amer, Hélène Cattet et Bruno Forzani nous convient à une nouvelle expérience sensitive où l’onirisme fait corps aux pulsions et aux répulsions d’un homme qui s’aventure dans une quête labyrinthique et obsessionnelle. Sous des airs de thriller, L’étrange couleur des larmes de ton corps est une singulière exploration introspective gorgée de fantasmes et de désirs.

 

Par Nicolas Gilson, rédacteur en chef du site Un Grand Moment de cinéma… ou pas ! (plus d’infos au bas de l’article)

 

Lorsque Dan rentre chez lui, sa femme a disparu. Pourtant leur appartement est fermé de l’intérieur. Dan a d’ailleurs dû forcer la porte et briser la chaîne de sécurité afin de constater l’absence de sa compagne. À mesure que le trouble le gagne, l’homme entre dans une course éperdue : bientôt rejeté de son immeuble, il tente d’y pénétrer à nouveau sans savoir qu’il n’en sortira plus. Sa quête le conduit à croiser de curieux personnages et à découvrir leurs récits avant d’inexorablement se redessiner et se transformer en un voyage à la fois régressif et passionnel au cœur de ses fantasmes.

 

 

Bien que réfléchie, la narration importe peu : perdus dans les méandres de leurs obsessions, les protagonistes se laissent guider par leurs émotions, leur concupiscence ou leurs cauchemars. Il ne s’agit pas de les comprendre, mais d’épouser leur trouble dont nous sommes parallèlement les témoins. D’entrée de jeu, le générique donne le ton. Nos sens sont tout à la fois excités et frustrés, et les pistes sont nombreuses. Déjà les dynamiques de cadrage, le travail sur le son ou la musique sont source de contrastes. Déjà aussi, une « image » se veut hypnotique : celle d’une femme nue, offerte, dont le plaisir apparent, voire exacerbé, se conjugue avec une lame affûtée. Une « image » obsessionnelle qui n’aura de cesse de hanter l’imaginaire des uns, l’espace de tous.

 

Un espace dont l’importance est croissante au point non seulement de se révéler central, mais d’être l’un des protagonistes de l’intrigue. Si Dan s’y retrouve enfermé, ce curieux théâtre Art Nouveau dissimule bien des secrets. Une seule échappée se dessine par le biais de l’évocation. Nous sommes ainsi projetés dans le dédale des escaliers du Palais de Justice de Bruxelles qui exacerbe celui de la logique du récit. Mais cette fuite n’en est pas une, elle permet à l’espace de se replier sur lui-même alors que Dan – comme les autres – s’y enlise.

 

 

L’espace – comme les autres protagonistes – est à la fois fragmenté et morcelé. Il se présente avec luxe et faste comme un lieu de vie caractérisant Dan et ses voisins. Mais à mesure qu’il prend de l’importance, il s’émancipe de toute logique au point d’être un pur labyrinthe, écho – et moteur ? – de la confusion de Dan. De notre confusion.

 

La fragmentation des esprits et des corps est-elle motrice du scénario qu’elle est marquée visuellement. L’approche esthétique est magistrale et transcende avec sensibilité le trouble qui habite les protagonistes jusqu’à leur perte d’identité. Entre la grâce du cadrage et l’habilité du montage, les corps et les êtres sont tout à la fois divisés et unis : deux visages n’en forment qu’un (le rêve et le fantasme, l’accusateur et l’accusé), trois protagonistes deviennent une seule et même hypothèse… La fragmentation est encore exacerbée dans la séquence de l’« image » qui revient en leitmotiv : ce corps féminin capté par saccades photographiques. Un corps a priori réifié dont l’individualité fantomatique se veut manipulatrice et source de basculement. Une séquence dont la mise en scène contraste avec la circularité manifeste de la captation filmique ; une fluidité du mouvement, une rondeur, qui esquisse une féminité et renforce l’idée d’hypnose – marquée à l’ouverture du film par la rotation à l’infini d’une spirale.

 

 

Hélène Cattet et Bruno Forzani emploient ainsi une pluralité d’effets à dessein et sans systématisme. Ils se réapproprient notamment le « split-screens » avec brio et originalité. Il est l’une de leurs armes permettant de nous déstabiliser tout en exacerbant l’émoi et l’agitation des protagonistes. Un désarroi qui se retrouve également dans les nombreux effets de division, de démultiplication et de miroir. Un jeu proprement kaléidoscopique qui ancre la confusion qui peu à peu devient l’objet même du film jusqu’à la régression du protagoniste lors de son éveil, tout à la fois excitant et répulsif, à la sexualité.

 

Les réalisateurs mettent en place une adroite mécanique esthétique dont chaque élément, du cadrage au montage, du décor à la bande-son, est un rouage. Le travail sur le son est tout à la fois hypnotique et déstabilisant. À l’instar de chaque élément, il est pensé dans les possibilités de contraste qu’il présente. Les réalisateurs – qui témoignent d’une réelle distanciation et d’un humour succulent – tirent les ficelles et nous malmènent afin de nous plonger au cœur même du dédale mis en scène. Chaque « cut » devient alors une claque. Et le masochisme prend sens. Si bien que l’envie irrémédiable de revoir le film s’impose lorsque le générique de fin s’inscrit.

 

 L’auteur du jour

Sur le site Un Grand Moment de Cinéma… ou pas, Nicolas Gilson décortique les sorties, posent volontiers les questions qui fâchent… ou pas, et nous fait vivre au quotidien l’actu ciné en Belgique.

Nous l’avons invité sur Cinevox pour nous parler d’un de ses coups de cœur du moment, L’Étrange Couleur des larmes de ton corps qui sort le 12 mars sur nos écrans et fait l’ouverture du Festival Offscreen le 5 mars à Bruxelles

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