La Tierra Roja : du mépris à la révolte

Le réalisateur Diego Martinez-Vignatti vit en Belgique depuis 1997, mais il est né 26 ans plus tôt en Argentine. Dans son pays il a poursuivi des études de photographie, d’Histoire de l’Art et en 1995, a même décroché un diplôme d’avocat. Un gentil surdoué, donc.

Pourtant, depuis toujours, le cinéma le passionne. C’est en Belgique qu’il va apprendre les ficelles de cet art. A l’INSAS pour être précis.

Sa carrière professionnelle sur les plateaux, il la débutera comme chef opérateur avant d’écrire et de réaliser un premier long-métrage documentaire. Nosotros sera sélectionné dans de nombreux festivals , y compris à Buenos Aires
La Marea et La Cantante de Tango, ses deux longs métrages suivants seront des fictions, moins politiques, plus introspectives. Particularité de l’artiste: il signe à la fois le scénario, la réalisation… et l’image de ses films.
C’est encore le cas sur La Tierra Roja, un film né de sa rage et de sa volonté de dénoncer une situation inacceptable… que tout le monde ou presque semble avoir acceptée.

 

 

« Mon pays d’origine est l’Argentine » expliquait le réalisateur dès la mise en production de son film qui a pris plus de trois ans malgré le soutien acharné de Sébastien Delloye, son producteur chez entre chien et loup. « Je m’y rends souvent. J’ai toujours aimé le parcourir du nord au sud, d’est en ouest. Mais ces dernières années, je ne le fais plus avec autant de plaisir. À la fin de chaque voyage, je ressens un mélange de rage et de tristesse, car je me rends compte, année après année que la terre est détruite inexorablement et que les gens tout aussi inexorablement, en subissent les conséquences dramatiques.

La mondialisation a distribué ses cartes et l’Argentine comme d’autres pays en Amérique latine ou en Afrique, sera un producteur massif de matières premières, coûte que coûte. L’exploitation abusive épuise cette terre si riche, pollue les nappes et les fleuves, rend à certains endroits l’air irrespirable. En Argentine, c’est 200 millions de litres d’agro-toxiques qui sont déversés chaque année et qui ont pour conséquences des malformations physiques chez des nouveau-nés, des retards mentaux, des fausses couches, de l’infertilité, des cancers de la peau, des cancers des poumons, des leucémies.

Le cauchemar sanitaire est devenu bien réel en Argentine. Tout le monde le sait et presque tout le monde l’accepte comme une fatalité ».

 

Mais la fatalité, Diego Martinez Vignatti n’en veut pas.

Il a donc décidé une nouvelle fois d’utiliser son art pour illustrer le combat des opprimés contre les forces qui l’asphyxient et l’assassinent. Avec toujours le même discours aux lèvres: « nous n’avons pas à nous justifier: nous vous apportons des emplois, et même des emplois bien payés ».

Des emplois? La belle affaire…  Comme cet investissement n’est que la part très congrue d’un processus d’enrichissement qui ne concerne que des sociétés privées multinationales, où est le réel intérêt?  Surtout si, comme le réalisateur le raconte ici et dans son film, toute cette activité se fait dans un mépris total de la vie humaine avec le soutien des autorités et des forces de l’ordre.

 

 

L’action de La Tierra Roja se déroule dans le nord-est de l’Argentine, à Misiones. Une région où la terre est rouge et le climat capricieux.
Pierre, un Belge plutôt balèze, un rien taciturne aussi, est mandaté par une multinationale pour gérer les coupes de forêt et les plantations de sapins.

Passionné de rugby, il entraîne la jeune équipe locale : « los Carpinchos ». Au bord des terrains, c’est un autre homme. Porté par le plaisir et la grinta.

Dans son métier, Pierre est très différent: il est froid et n’a pas d’état d’âme. Il rase, brûle, déverse des agro-toxiques sur cette terre fertile pour en améliorer le rendement à court terme. À vrai dire, il ne se pose pas de question. Il n’est qu’un pion dans un engrenage qui, de toute manière, fonctionnerait très bien sans lui. Mais il se remue pour que tout se passe bien. C’est un contremaître actif qui met constamment la main à la pâte et sue sang et eau avec ses hommes.

Hélas, dans le village voisin, on ne compte plus les bébés malformés, les cancers et les enfants retardés mentaux. Une étude démontre que les agro-toxiques massivement utilisés par la multinationale en sont la cause. Un mouvement de gronde se propage dans la population et Pierre se trouve soudain obligé de réfléchir. D’autant qu’il est amoureux d’Ana (Eugenia Ramirez Miori), une jeune institutrice militante qui prend fait et cause pour les gens du village et n’en peut plus de voir son amant secret complice d’un crime contre l’humanité.
Acculé, Pierre doit choisir son camp. Quand la situation s’embrase dans une explosion de violence, il se lance à son tour dans le combat.

 

 

Et ce combat va être terrible, sanglant, cruel.

Un des grands mérites de La Tierra Roja est de traiter vraiment son sujet, d’aller au bout des choses jusqu’aux recoins les plus secrets de la souffrance, sans pathos, mais sans faux-semblants. Un autre est de marier à la perfection la forme et le fond: La Tierra Roja n’est pas un film lisse et consensuel dans sa facture. C’est une œuvre de cinéma, personnelle et captivante.

Même si la photo est souvent superbe, elle n’est pas esthétisante ou poseuse, le montage de l’image et du son sont secs, brutaux, heurtés. Comme le jeu des acteurs, tous Argentins, à la seule exception de Geert Van Rampleberg qui interprète Pierre, le Belge qui tente d’apprendre aux Argentins à jouer au rugby ce qui est peut sembler un rien surréaliste et amuse les locaux.

 

 

Geert Van Rampleberg n’est peut-être pas très connu au sud du pays, mais il l’est au nord. Ensor 2013 du meilleur acteur pour sa prestation dans Tot Altijd de Nic Balthazar (il interprète l’ami du personnage principal atteint de sclérose en plaques), il a l’an dernier porté seul sur ses épaules le thriller De Behandeling, adapté d’un roman de Mo Hayder, un film noir bien flippant que nous vous conseillons de rattraper si vous en avez la possibilité.

Ici, il est l’œil et le cerveau du spectateur, amené à accepter l’intolérable vérité et à en tirer les leçons qui s’imposent. Mais nous ne sommes pas dans un épisode des Télé Tubbies : si révolte il y a, les conséquences seront terribles pour tout le monde, c’est écrit.

 

 

Dans des paysages rougeâtres au goût de sang qui se déboisent rapidement, sous une pluie battante qui rend la vie plus compliquée pour tous, l’insurrection des justes est inéluctable. Parce que, quand les gens n’ont plus rien à perdre, rien ne peut plus les arrêter.
Que Diego Martinez-Vignatti relève le défi de nous plonger dans cette horreur dont on ne croyait pas devoir se préoccuper et n’oublie pas de faire de son film une métaphore effrayante des combats à mener face au cynisme du profit qui conduit l’homme à sa perte est tout à son honneur.

 

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