Mon père, ce héros (très discret)

Dorothy a quinze ans. C’est une ado un peu rebelle qui ne se sent pas vraiment à sa place dans sa famille BCBG entre un père gynéco over-busy et une mère paralysée par la tyrannie des apparences.

 

Depuis longtemps, elle est persuadée de ne pas être la fille de l’homme qui l’élève. Fantasme? Ici, et là, des indices l’intriguent. Où sont les photos d’elle, enfant, avec son père, par exemple?

 

Sous l’impulsion d’une amie fort délurée qui n’aime pas tourner autour du pot, elle décide d’essayer d’en savoir plus.
Pour l’aider dans sa quête, elle fait appel à un détective privé qu’elle rencontre un peu par hasard à proximité d’un skate park où elle a ses habitudes. Hasard?

 

Paul, de retour au pays après un exil de quelques années, n’aurait pas dû se trouver là: il n’a pas le droit d’approcher Dorothy pour une raison bien précise.

 

 

 Savina Dellicour sur le tournage (photo PP/Cinevox 2013)

 

Film sensible et émouvant sur l’adolescence, sur la paternité aussi, Tous les chats sont gris est le premier long métrage de Savina Dellicour. Le moins qu’on puisse écrire est que cette jeune réalisatrice belge qui a fait ses armes en Grande-Bretagne témoigne d’emblée d’une jolie maîtrise de la narration.

Chez elle, les hésitations et les non-dits sont là pour faire progresser le récit, jamais pour masquer une absence d’inspiration ou prendre la pose (pause). Dès son premier essai, Savina a trouvé le ton et le rythme adéquat. Mais il faut dire que ce scénario a été longuement travaillé, réécrit, patiné. Il n’y a pas de hasard.

 

 

TROIS JEUNES FEMMES

 

Sans probablement le vouloir vraiment, les voies de la distribution étant impénétrables, Savina s’inscrit ainsi dans une trilogie de longs métrages belges récents qui s’articulent autour de l’adolescence.

 

Tous les chats sont gris, Puppy Love de Delphine Lehericey, L’Année Prochaine de Vania Leturcq : trois regards féminins contemporains, talentueux et déterminés.

 

Quand on les enchaîne, les connexions sont criantes: outre le focus global, ces longs métrages, tous réussis, sont l’œuvre de réalisatrices d’une même génération. Des demoiselles à l’aise avec la technique, qui se souviennent encore de leur adolescence pas si lointaine et qui aiment le rock branché qu’il soit électro (Delphine), éthéré (Vania) ou garage à tendances punk (Savina)

 

Contrairement à d’autres œuvres parfois plus connues qui jouent sur la corde du sensationnalisme, ces trois films pudiques et forts respirent une authenticité (vraiment) touchante. Ici, la sensibilité remplace la provoc. Et ça fait du bien.

 

 

 

CASTING TROIS ETOILES

 

Au-delà de sa cohérence et de sa tonicité, une des grandes réussites de Tous les chats sont gris, est le casting. Pour incarner la maman de Dorothy, Anne Coesens dans un contre-emploi flagrant de petite bourgeoise coincée et pimbêche est parfaite. Elle est tellement crédible qu’on a constamment envie de lui coller des baffes pour la sortir de sa léthargie.

 

Et que dire alors de Bouli Lanners? Dans un rôle certes plus proche de sa véritable personnalité, il irradie de sensibilité sans jamais tutoyer la sensiblerie. Rebelle perdu et maladroit, fasciné par Dorothy, mais très respectueux, il est stupéfiant. Et si on ne l’a jamais vu livrer une prestation fut-ce quelconque, il signe ici une interprétation qui restera sans doute comme un fleuron dans sa filmographie.

 

 

Face à ces deux comédiens reconnus, qu’on sait exceptionnels, le défi le plus compliqué était de trouver une ado crédible, juste, capable de ne pas se faire dévorer par le métier et l’aura des adultes.
Plutôt que de choisir une actrice déjà sur la place belge (il n’y en a que deux ou trois) ou d’aller la chercher en France comme le font en général les producteurs d’ici, Tarantula et Savina, avec Michael Bier et Doriane Flamant au casting ont déniché une petite perle bruxelloise: Manon Capelle avait quinze ans au moment du tournage et n’avait jamais fait de cinéma. À vrai dire, elle connaissait à peine ses partenaires avant de les rencontrer pour la préparation du film.

 

Attentivement guidée par Savina Dellicour qui s’avère une directrice d’acteurs fantastique, Manon est d’une justesse incroyable. Son jeu nuancé, peu spectaculaire, mais profond, totalement en phase avec l’univers des ados d’aujourd’hui, est pour beaucoup dans la pertinence du film. Sans être son sosie, elle évoque souvent Ellen Page (Hard Candy, Juno, Bliss…) ce qui est sans (aucun) doute un joli compliment. Sa voix particulière, légèrement enrouée, ajoutant au charme général.

 

 

TONALITÉS ANGLO-SAXONNES

 

On a longtemps reproché au cinéma belge de se positionner en petit frère servile du cinéma français. Dans le chef de Savina Dellicour, la connexion se déplace clairement vers le cinéma indépendant anglo-saxon avec un travail subtil sur le rythme et les ambiances. Autre atout: la sublime photographie de Thomas Buelens, plutôt connu jusqu’ici pour ses spots publicitaires. Sa maîtrise de la lumière est bluffante.

 

Thomas Buelens sur le tournage (photo PP/Cinevox 2013)

 

Quand on compare Tous les chats sont gris à tous ces films violemment éclairés sans nuances ni sens artistique, son travail détonne et envoûte. Encore une révélation.

 

Comme vous le savez maintenant sans doute, Tous les Chats sont gris a été présenté en Première Belge le 7 février lors d’un Cinevox Happening très spécial (lire ici). Vous pourriez donc vous dire que notre enthousiasme est purement promotionnel. Ça n’a jamais été le cas depuis la naissance de Cinevox. Ça ne l’est pas plus ici.
C’est exactement l’inverse, en fait.

 

Nous avons choisi le film de Savina parce qu’il nous a emballés par sa cohérence, sa justesse, l’émotion qu’il dégage. Parce qu’il parle des ados en s’adressant vraiment à eux, en les plaçant au cœur du drame sans un regard moralisateur ou simplement « extérieur ».

 

Jusqu’à la sublime dernière séquence, subtile, qui serre la gorge et va largement à l’encontre des clichés habituels de ce genre de récits.

 

 

Un film qui touche, qui marque la naissance d’une réalisatrice, d’une jeune actrice et nous offre de brillantes prestations de deux de nos meilleurs comédiens… Que peut-on demander de plus?

Tous les chats sont gris, d’accord… mais tous les premiers longs métrages ne sont pas aussi réussis

 

 

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