Yolande Moreau Henri encore

Ce vendredi, elle fera l’évènement à Cannes en refermant la Quinzaine des Réalisateurs avec Henri, coproduit chez nous par Versus. Quoi qu’on en dise ici et là, ce film est bien le premier long métrage SOLO de la géniale artiste belge qui avance à petits pas précis dans l’univers impitoyable du cinéma. Avec un égal bonheur à chacune de ses tentatives. Miracle d’équilibre, d’audace et de joie de vivre, Yolande Moreau est une femme précieuse.

[photo d’ouverture par Jean-Pierre Malherbe – Cannes 2013]

 

Naturellement, le démon de la réalisation tenaillait cette comédienne hors normes depuis longtemps. En 2004 déjà, elle franchit le pas. Avec Gilles Portes à ses côtés, elle co-réaliseQuand la mer monte (photo), un film doux et tendre, comique et dramatique avec ses aspérités absurdes qui représente tout ce qui fait le charme de Yolande. Loin de n’être que le petit caprice d’une actrice qui veut passer derrière la caméra sur un coup de tête,Quand la Mer monte ravit la presse, bouleverse le spectateur, séduit la profession. Loin du simple succès d’estime, il décroche le César et le Prix Louis Delluc de la première œuvre. Yolande Moreau, elle-même, reçoit un César de la meilleure actrice pour son interprétation subtile et émouvante.

Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître absolu.

 

 

 

Atypique, Yolande Moreau l’est pourtant à plus d’un titre: son univers ne ressemble à aucun autre et son parcours est le symbole d’une confiance et d’une ténacité jamais démenties.

 

Voici plus de vingt ans qu’elle vit en Normandie avec Yves Van der Smissen, un des techniciens belges les plus réputés comme le rappela Costa-Gavras lors de la remise des Magritte 2013. Elle reste cependant profondément attachée à ses racines belges… et les Belges le lui rendent bien. La Belgique, elle en incarne la quintessence.

 

Bruxelloise bon teint, elle a grandi à Woluwe-Saint-Lambert. Elle est la fille d’un Wallon et d’une Flamande. Élevée en français, elle peut aussi disserter dans la langue d’Urbanus et est une fan d’un film comme La Merditude des choses qui représente tout ce à quoi elle est sensible dans l’art. Tourner en Flandre? Elle adorerait.

 

Quand on consulte son CV, on voit très vite que Yolande (photo ci-contre par Jean-Pierre Malherbe/Cannes 2013) a patiemment construit sa carrière, étape par étape, mais avec une constance jamais démentie, passant d’un médium à l’autre au gré des opportunités, des rencontres et des envies pour élargir son horizon.
Éprise de liberté, elle quitte école et famille sans terminer ses études secondaires. Elle a 18 ans. Elle n’aime pas l’enseignement obligatoire, mais est passionnée par la culture : elle adore la peinture moderne, la poésie, surtout Rimbaud et Maeterlinck, la musique aussi, prend des cours de diction, fait un peu de théâtre. Touche à tout, elle dévore la vie. Durant ces folles années 70, cette hippie bon teint met deux bébés au monde (elle a aujourd’hui une tripotée de petits enfants qui sont ravis d’aller chez mémé), perd de vue leur papa et commence par jouer des spectacles pour la jeunesse avec le théâtre de la ville de Bruxelles.

 

Puis c’est le choc, la révélation: elle voit Zouc sur les planches et rejoint illico l’école Jacques Lecoq de Paris, un lieu mythique qui a également permis à Abel et Gordon de trouver leur voie… Ce n’est pas un hasard: comme Fiona et Dominique, Yolande mise beaucoup sur le corps. Avant d’utiliser le langage oral, elle raconte ses histoires avec des gestes, des attitudes. Elle se priverait volontiers de mots, car ses mouvements et ses mimiques suffisent souvent à exprimer ses sentiments.

 

[avec Yves Van der Smissen aux Magritte 2012 – Photo Cinevox/Philippe Pierquin]


En 1982, Yolande Moreau aborde un nouveau registre: elle écrit Sale affaire, du sexe et du crime, un one-woman-show dans lequel elle interprète une femme qui vient de tuer son amant. Ce spectacle sera récompensé au festival de Rochefort par le Grand prix du rire: la mécanique est enclenchée. Plus rien ne stoppera son élan. Agnès Varda la remarque sur scène et lui offre un rôle dans un court-métrage, puis dans son mythique Sans toit ni Loi (1985).

 

Son statut, Yolande le doit à sa gouaille, à son incroyable aptitude à distiller des sentiments d’une profondeur dont peu sont capables. Et à son habileté à faire hurler de rire toute une salle par une seule réflexion bien sentie, mélange de bon sens populaire et de dialectique mutine.

 

Yolande Moreau, bien sûr, n’a peur de rien lorsqu’il s’agit d’interpréter des personnages complexes, en rupture. Mais dans la vie, tous ceux qui l’ont rencontrée louent unanimement sa superbe modestie qui confine à la timidité; sa gentillesse aussi. Le strass et les paillettes très peu pour elle, preuve qu’il y a une voie vers le public au-delà du botox, des stéréotypes photoshopés et des apparences fantomatiques.

 

 

La carrière de Yolande Moreau ne va faire que s’embellir. En 1989, cette passionnante actrice déjà atypique se découvre une nouvelle famille, la troupe de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff. Avec eux, elle brûle d’abord les planches, puis rencontre le succès médiatique grâce aux Deschiens (photo ci-dessus) qui lui permettent de faire connaître ses atouts et de définir un profil unique : décalé, irrésistiblement drôle, populaire et poétique. Parallèlement à ses nombreuses apparitions sur le petit écran, elle multiplie des rôles secondaires, mais marquants, souvent comiques, sur le grand. On se souvient d’elle dans Le Bonheur est dans le pré, Les Trois Frères, Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Sous la férule de Dominique Cabrera, elle dévoile un pan de son talent plus méconnu qu’elle exprime dans Le Lait de la tendresse humaine et Folle embellie.

 

 

Ce succès ne l’empêchera pas de se remettre aux services de divers metteurs en scène: on la voit dans Bunker Paradise ou Le Couperet; elle rejoint Albert Dupontel pour Enfermés Dehors, Catherine Breillat qui tourne Une vieille maîtresse, Jean-Michel Ribes pour Musée Haut Musée Bas puis aborde l’autre grand rôle de sa vie: Séraphine de Senlis dans le chef d’œuvre éponyme de Martin Provost qui empochera sept Césars en 2009, un score incroyable. Au passage, Yolande Moreau y hérite d’un deuxième titre individuel en cinq ans.

 

[Photo Cinevox/ Marie Adam-Leenaerdt – Magritte 2013]

 

Il est clair que plus rien ne l’arrêtera désormais: l’actrice est définitivement une vedette. La vedette la plus atypique du cinéma francophone. Unique, émouvante, formidable, elle recherche constamment les défis. Aux côtés de notre Bouli Lanners national, elle est une ouvrière révolutionnaire dans l’explosif Louise Michel de Benoît Delépine etGustave Kervern qu’elle retrouvera dans le monumental Mammuth. Entre-temps, elle incarnera une mémorable Fréhel face à Serge Gainsbourg (vie héroïque).

Avant de tourner à nouveau avec Martin Provost, son réalisateur de Séraphine pour Où va la Nuit, elle prendra même la tête d’un groupe de… Goules dans La Meute, film d’horreur français au casting incroyable: Émilie Dequenne, Benjamin Biolay, Philippe Nahon et Matthias Schoenaert.

 

[Photo Cinevox/ Philippe Pierquin – Magritte 2013]

 

Récompensée aux Magritte 2013 pour sa prestation dans Camille redouble (meilleur second rôle), elle assure aussi avec sa bonne humeur et son détachement légendaires la présidence de la 3e cérémonie de remise des prix du cinéma belge francophone. L’an dernier, elle s’est également offert une apparition minimaliste dans Le Grand Soir et une autre plus étonnante encore Dans La Maison de François Ozon. Avec sa sœur jumelle.

 

Mais ce ne furent que des parenthèses avant son retour derrière la caméra. Son nouveau défi : Henri, ou la rencontre d’un homme un peu alcoolique qui vient de perdre sa femme et d’une jeune handicapée mentale. Une histoire qu’elle voulait raconter et mettre en scène. Avec sa pudeur et son humour habituels.

 

[sur le tournage d’Henri – Source Wallonie Bruxelles Images]

 

Pour se concentrer pleinement sur sa tâche de réalisatrice, elle a eu la sagesse d’abandonner le plateau à une poignée de complices qu’elle apprécie : Pippo Delbono, un grand nom du théâtre italien, est Henri; Miss Ming, artiste protéiforme qui excelle en musique, en poésie et au cinéma est Rosette. Plus conventionnels (quoique), Lio, Jackie Berroyer et Gwen Berrou (Magritte du meilleur second rôle en 2012 pour les Géants) complètent le casting.

 

Les premières projections professionnelles ont lieu ce matin à Cannes. Le « public » et les invités découvriront son film un peu plus tard après la proclamation du palmarès de la Quinzaine des Réalisateurs. Une Quinzaine qui risque bien de se terminer dans un beau bain d’émotion.

Magie du cinéma… à la belge.

 

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