« L’Ennemi »: qui se cache derrière le masque?

Dans L’Ennemi, Stephan Streker érige le spectateur au rang de juré, l’invitant à s’interroger sur son intime conviction

Avec son nouveau long métrage, L’Ennemi, présenté en ouverture de la Compétition Officielle au festival International du Film de Gand ce samedi soir, Stephan Streker sonde la profondeur de l’âme humaine, celle de son personnage, mais aussi et surtout celle de son spectateur.

L’Ennemi s’ouvre sur un chant d’amour, celui de Maeva, emprunté à Mouloudji. Nous danserons l’amour, les yeux au fond des yeux. Vers une nuit profonde, vers une fin du monde.. Elle et Louis s’aiment, avec folie et passion. Trop de folie, surement. Une nuit, Louis retrouve le corps sans vie de Maeva dans leur chambre d’hôtel, à Ostende. Il court à la réception, qui appelle la police. Louis est emmené au commissariat. Mais Louis n’est pas n’importe qui à Ostende. Il est l’un des jeunes hommes politiques les plus côtés de Belgique, un « enfant terrible » aux dents longues et au verbe assassin.

Sa garde à vue tourne au vinaigre quand il refuse d’opposer son immunité parlementaire, et échoue à communiquer avec les policiers, qui ne parlent pas la même langue. Louis Durieux est emprisonné, soupçonné du meurtre de sa femme. Que s’est-il passé chambre 108?

Ou bien peut-être n’est-ce pas la bonne question, tout du moins pas celle que pose le film. L’Ennemi n’est ni l’histoire d’un féminicide, ni celle d’un innocent mis au pilori par le tribunal médiatique. Streker laisse à d’autres le soin de raconter ces histoires. La question ici serait plutôt: et vous, que pensez-vous qu’il se soit passé dans la chambre 108? Le film lui se garde bien d’apporter des réponses.

L’Ennemi est inspiré d’un fait divers qui a ébranlé la Belgique il y a quelques années, et sur lequel chaque citoyen·ne belge semblait avoir son opinion propre. Balayons d’emblée la tentation de tout ramener à l’affaire Wesphael. Ce n’est que le substrat de l’affaire que reprend Stephan Streker, pour déployer une réflexion sur les sources de l’intime conviction, et la façon dont un drame intime se trouve transformé par la caisse de résonance publique et médiatique réservée aux représentants politiques.

La vie de Louis Durieux se mue en cauchemar à la seconde où la sphère publique s’en empare. Lui-même se mue en pantin, acteur malgré lui d’une mascarade qui se joue sur différentes scènes, au commissariat, en prison, au tribunal, en famille.

Qu’il y a-t-il derrière son masque? Sait-on jamais vraiment qui est l’autre, semble nous questionner le cinéaste, et même, se connaît-on jamais soi-même? La culpabilité (ou pas) de Durieux est toujours évoquée par le prisme des autres, de leur regard sur lui. A un seul moment ce dernier s’exprime à ce sujet: « Même si je n’ai rien fait dans cette chambre, je ne suis pas sûr que cela fasse de moi un innocent ». Responsable et coupable, quoiqu’il en soit.

Car l’ennemi ici est avant tout intérieur. Si Louis Durieux n’avait pas conscience d’avoir lui-même précipité sa propre chute, son fils se charge de le lui rappeler, soulignant ses excès. Cette relation, imbibée d’alcool et de larmes, était vouée à la tragédie.

« Mais au moindre revers funeste, le masque tombe; l’homme reste; et le héros s’évanouit ». Cette citation de Jean-Jacques Rousseau, extraite de l’Ode à la fortune, a inspiré le titre de travail du film, Et le héros s’évanouit.

Les masques sont ici au coeur de scènes centrales du film, venant magnifier la vertigineuse incertitude ontologique au coeur de la condition humaine, nous rappelant que dans cette comédie humaine qu’est l’existence, nous projetons nos fantasmes sur les autres, à défaut de les connaître. Stephan Streker a tourné à Ostende, ville de James Ensor, dont il a pu reproduire les masques qui hantent Louis et Maeva, renforçant le caractère onirique, puis cauchemardesque qui plane sur le récit.

« L’intime conviction en dit plus sur celui qui juge que sur celui qui est jugé », dit l’un des personnages du film. Dans le rôle de Louis Durieux, Jérémie Renier livre une performance magistrale, réceptacle insondable des doutes de chacun. Il avance masqué, dans tous les sens du terme, renvoyant au spectateur sa propre responsabilité quand il s’agit d’émettre un jugement moral. Car finalement, quand le masque tombe, qui voit-il derrière le masque, sinon son reflet dans les yeux de l’accusé?

C’est une rencontre artistique forte entre le réalisateur belge et l’un des comédiens les plus subtils et intrigants de sa génération. Autour d’eux, le reste du casting impressionne de justesse, Alma Jodorowsky, déchirante, Emmanuelle Bercot, Félix Maritaud, Zacharie Chasseriaud, mais aussi les nombreux comédiens flamands que l’on retrouve sur le parcours de Louis Durieux, qu’il s’agisse de Peter Van den Begin, Sam Louwyck, Jeroen Perceval ou encore Bruno Vanden Broecke, incroyable en juge d’instruction qui se réjouit de la chute des puissants.

Ce casting n’est pas anodin, car L’Ennemi parle aussi en filigrane de la Belgique, véritable « personnage invisible » du film, pour reprendre les mots de Streker. Ce pays, où des Ministres ne parlent pas la langue de leurs administrés, ou ne connaissent pas l’hymne national. Où deux sphères politiques et culturelles semblent co-exister sans jamais vraiment se rencontrer.

L’Ennemi devrait sortir sur les écrans début 2021.

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