Sur le tournage de… « Filles de joie »

Vendredi 25 mai 2018. Après 30 jours denses et intenses, Frédéric Fonteyne et son équipe abordent avec émotion, enthousiasme, et un peu de soulagement le dernier jour de tournage de La Frontière, le 5e long métrage du réalisateur belge. L’atmosphère oscille entre extrême concentration, et franche rigolade, ambiance fin de colonie de vacances. Une partie de l’équipe joue les figurants de luxe aujourd’hui. Sur le parking d’une grande surface à l’entrée de Waterloo chauffé à bloc par un soleil de plomb, pelleteuses et bétonnières tournent au ralenti, comme accablées par la chaleur. Drôle d’endroit pour un tournage. Mais c’est que le scénario l’exige. Aujourd’hui, on coule du béton…

L’histoire

Retour sur la première scène du film, que nous expose le producteur, Jacques-Henri Bronckart: « Le film commence la nuit, l’été, la canicule. Trois femmes coule un corps dans du béton, sous l’orage. Puis on opère un flashback, on suit ses trois femmes avant l’instant fatidique. Sara Forestier travaille comme serveuse, vit avec sa mère, elle a trois enfants mais elle est séparée de leur père (Nicolas Cazalé) avec lequel c’est compliqué. Annabelle Lengronne, une belle jeune femme noire de 30 ans, vit dans le même immeuble, elle est un peu naïve, cherche encore le Prince Charmant, au point d’y croire un peu trop avec son amant (Jonas Bloquet) pourtant peut motivé. Noémie Lvovsky quant à elle vit dans une petite maison dans la même cité. Elle est en couple avec Sergi Lopez, chômeur de longue durée, avec qui elle a deux grands ados. Aucune de ces trois femmes n’arrive à joindre les deux bouts. Toutes trois sont contraintes de passer la frontière pour aller se prostituer en Belgique. »

La Frontiere - Versus production (c) Charles Paulicevich
Nicolas Cazalé et Sara Forestier – « La Frontière » – Versus production (c) Charles Paulicevich

Aider les autres pour s’en sortir

Aujourd’hui, c’est justement la dernière scène du film que l’on tourne. On y retrouve les trois femmes, attablées à la terrasse d’un food-truck devant le chantier où elle se sont débarrassé du fameux corps. Alors que les premières notes de Soleil de volt de Baloji s’élèvent débarque un groupe d’ouvriers qui vient séduire et faire sourire les trois héroïnes… Une scène toute en légèreté, mais où l’on sent poindre le lien profond qui unit les trois femmes. Un lien tacite mais indéfectible, à la vie, à la mort.

« Ces trois femmes sont dans une impasse absolue, nous confie Frédéric Fonteyne à la fin de la prise, mais le fait de tomber sur l’impasse de l’autre finit par créer une solidarité. Mais pas une solidarité mièvre. Une solidarité inattendue, qui vient d’un déraillement, une solidarité presque clandestine. Aujourd’hui, on ne nous demande pas d’être solidaires, mais d’être les uns contre les autres. On est complètement renfermés sur nos problèmes et puis finalement, ce sont les problèmes des autres qui nous font sortir de nos propres problèmes. C’est cette envie d’aider l’autre à s’en sortir qui va les sauver. »

Un film de femme, réalisé par un homme

Dominique est l’aînée des trois. Elle est incarnée par la comédienne et cinéaste Noémie Lvovsky. Elle revient sur l’intensité d’un tournage court mais extrêmement chargé émotionnellement, où chaque scène les a transportées à la frontière d’elles-mêmes. « J’ai l’impression d’avoir composé un personnage très sensible à tout, mais qui absorbe sans broncher. Mais quand je bronche, je bronche très fort. »  Pour incarner Dominique, elle s’est inspirée… du réalisateur! « Souvent sur le plateau, je regardais Fred, et je me disais que Dominique était la femme que Fred aurait pu être. En général quand je joue, ma première source d’inspiration c’est le réalisateur. Avant tout ce que je peux imaginer du personnage, comment même je peux le ramener à moi, c’est le réalisateur qui m’inspire. Et ce n’est pas seulement intellectuel, c’est aussi dans la façon d’être. Et Fred m’a beaucoup inspirée. Il est ultra sensible, et en même temps il absorbe les choses, il prend sur lui. » Elle revient également sur une particularité frappante du projet: « La Frontière, c’est un film de femme, mais réalisé par un homme! A certains moments je me suis dit que Fred, sur le plateau, était presque comme une femme. »

la frontiere - Versus production - Frederic Fonteyne (c) Charles Paulicevich
Frédéric Fonteyne sur le tournage de « La Frontière » – Versus production (c) Charles Paulicevich

Création bicéphale

De fait, La Frontière est le fruit d’une réflexion bicéphale, menée par Frédéric Fonteyne, et par Anne Paulicévich, scénariste et directrice artistique du film. Noémie Lvosky loue le travail d’Anne Paulicévich, scénariste, mais aussi directrice artistique du film. Cette dernière est omniprésente sur le plateau, elle gravite de poste en poste, du comptoir du food-truck à la tente maquillage, en passant par le combo de contrôle. Elle est à l’origine du projet, des recherches, et à l’écoute des actrices. Frédéric Fonteyne nous le dit d’emblée: « C’est un film que je veux signer à deux, un film écrit par Anne Paulicévich, réalisé par Frédéric Fonteyne. Il y a eu une entraide incroyable sur le tournage, pendant la préparation. Tout seul, je ne sais pas si j’y serai arrivé. »

Noémie Lvovsky souligne la double tension entre impression de réel et romanesque qui sous-tend le film. « Anne Paulicévich a enquêté pendant un an pour écrire le film. Puis avec les comédiennes nous avons rencontré les prostituées et la gérante du bordel dont elle s’est inspirée. C’est une enquête journalistique, le scénario était très nourri de réalité, et avait en même temps quelque chose d’éminemment fictionnel. Il y a un mélange que j’adore de choses très documentaires, et de choses très fictionnelles. C’est un travail très fin, très particulier à l’image. Je sens que les scènes ont des couleurs, des atmosphères très fortes, très travaillées. Et pourtant sur le plateau, il y avait de la place pour l’improvisation. »

Surtout ne pas empêcher la vie

Cette sensation de vie sur le plateau est au coeur de la démarche de Frédéric Fonteyne. « Souvent dans le cinéma, il y a plein de choses qui empêchent la vie. On fait des raccords, on fignole, et au final, il reste quoi, 2% de vie? Là, avec Sara, Noémie et Annabelle, je me suis battu pour que ce soit la vie qui prime. Pour pousser la vie dans le cinéma, et pas que le cinéma la bouffe. Conserver la puissance de vie qui se dégage de ces femmes. C’est tellement dur le métier qu’elles font, que pour survivre, il faut être plus vivantes que vivantes. Si elles sont juste dans un état normal, elles s’effondrent. C’est une vie décuplée. »

Le cinéaste nous parle des laboratoires de jeu qu’il organise régulièrement avec des comédiens, où il trouve la légèreté et le temps qui manquent souvent sur les plateaux. Pour lui c’était une évidence: pour incarner ces femmes et leur pulsion de vie, il fallait soit de vraies prostituées, soit des actrices d’un calibre exceptionnel. Et leur offrir le cadre qui leur permettrait de s’exprimer. « Pour garder la vie avec de telles actrices, il faut leur donner de la liberté, laisser tourner. Il y a des jours où on a fait 4h30 de rush pour 3 minutes de film. Elles m’ont proposé énormément de choses. Elles m’étonnaient à chaque nouvelle prise. On est allés à des endroits dont je n’osais pas rêver. Plus loin parfois que je ne pouvais l’imaginer. On a fait beaucoup de plans séquences très compliqués dans ce film, où la caméra tourne dans tous les sens. Juliette Van Dormael a fait un travail incroyable à la lumière d’ailleurs. J’ai pu retrouver cette folie, cette liberté des laboratoires de jeu, avec la dramaturgie d’un long métrage. »

"La Frontiere" - Versus production (c) Laurent ThurinNal
« La Frontiere » – Versus production (c) Laurent ThurinNal

Un film de rupture

Avec ce film, Frédéric Fonteyne opère une vraie rupture, dans le ton et dans la forme. Il s’est d’ailleurs entouré, en changeant de producteur, d’une équipe renouvelée. « C’est assez différent de ce qu’il a pu faire avant, nous dit donc son nouveau producteur Jacques-Henri Bronckart. J’aime bien cette mise en danger, la façon dont il s’est impliqué et immergé corps et âme, l’énergie déployée. J’y crois beaucoup, ça va être très payant. » 

« C’est un peu un nouveau départ, confirme le réalisateur. J’avais besoin de me remettre en question. Tourner un film, parfois c’est un peu chamanique. Ici c’est presque mystique ce qui se passe avec les actrices! Un film réussi, je crois que c’est toujours au bord du ratage. Alors si on veut trouver quelque chose de précieux, il faut aller là où c’est le plus dangereux. »

Et le danger est surement dans l’approche décomplexée du sujet qu’ont su imposer Anne Paulicévich et Frédéric Fonteyne. « Il y a quelque chose de très documenté, très réaliste, avec pour autant un humour très noir, quelque chose de très anglo-saxon, qui a d’ailleurs beaucoup déstabilisé les Français quand on a voulu chercher des partenaires, renchérit Jaques-Henri Bronckart. Le sujet est dur, de nombreuses scènes le sont aussi. Mais il y a de l’humour, un langage direct, et c’est incroyablement incarné par ces trois comédiennes. L’effet de vérité joue à plein. » Le réalisateur explique qu’il se sont inspirés, avec sa chef opératrice, d’un certain aspect surréaliste du cinéma mexicain: « Ce ne sera pas un film naturaliste, mais un film qui va à la frontière de la violence, de l’humour, de la grâce, de la beauté. »

La suite

C’est donc parti pour quelques semaines de montage qui s’annoncent denses et intenses, au vu de la riche matière déjà dérushée par le réalisateur et sa monteuse. Versus Production espère pouvoir montrer le film au cours du premier semestre 2019, et pourquoi pas entamer sa carrière avec une belle sélection en festival.

On laissera le mot de la fin à Noémie Lvovsky: « Il y a beaucoup de bonté dans l’air. C’est une histoire très violente, racontée par des gens qui ont l’amour au coeur. Ils sont très, très aimants Anne et Frédéric. Ils déploient avec coeur une vraie compassion pour nos frères humains. »

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