Sur le tournage de… « Temps Mort »

Visite sur le tournage de Temps Mort, premier long métrage de fiction de la cinéaste Eve Duchemin, Magritte du Meilleur documentaire en 2017 pour En bataille, portrait d’une directrice de prison, avec en tête d’affiche Issaka Sawadogo, Karim Leklou, et un jeune comédien belge qui fait ses premiers pas à l’écran, Jarod Cousyns.

Mardi 19 avril, Bruxelles. Rendez-vous est donné à la sortie de la ville en fin de journée sur le décor du jour du premier long métrage de fiction d’Eve Duchemin, Temps Mort. Sensation étrange d’un temps non pas mort, mais au contraire bien vivant : entrer un peu incrédule dans un vestibule sombre, passer devant un guichet, longer un vestiaire, monter un escalier, et entrer dans… un bar. Un grand bar. Car la star du jour, sauf le respect des comédien·nes présent·es sur le plateau, c’est incontestablement la discothèque où se tourne les quelques scènes au programme de la feuille de service.

Alors que la ville autour est à l’arrêt, comme assoupie en attendant la réouverture des lieux culturels et de divertissement, le cinéma nous entraine ailleurs, dans un monde parallèle où on danse collé-serré, où on trinque au bar, où on se frôle dans les couloirs éclairés au néon, sans remettre son masque et cesser de respirer dans un réflexe pavlovien.

Et ce n’est pas la première fois que la magie du cinéma agit sur le set, comme nous le confie la réalisatrice: « On a ouvert un bar, dans un petit village, pour une scène, et tous les habitants venaient vers nous avec joie pour savoir si ça y’est, c’était fini! On a aussi tourné une scène dans une fête foraine, et c’était très émouvant de voir les forains déballer enfin leurs attractions! ».

Ce soir, l’équipe s’est mise sur son 31. Ca brille, ça paillette, ça mini-jupe et ça chemise blanche dans tous les coins. Certain·es joueront les figurant·es de luxe, et rêveront le temps d’un plan aux jours heureux où on sortait (où on ressortira) en boîte.

La scène tournée aujourd’hui suit la soirée de Colin, jeune détenu qui profite d’une permission pour retrouver ses proches et tenter d’oublier, le temps d’un week-end, la prison qui fait son quotidien.

Temps mort se déploie au fil de trois mouvements, trois destins d’hommes réunis par la prison. Hamousin, interprété par le toujours impressionnant Issaka Sawadogo, incarne un « ancien » de la prison, condamné pour une peine de 20 ans, il mène une « vie mécanique » (le titre de travail du film), entièrement rythmée et formatée par le temps de la prison. Karim Leklou, actuellement à l’affiche de la saison 2 d’Hippocrate, et qui sera l’un des héros du premier film de Laura Wandel Un Monde (nous l’avions d’ailleurs rencontré sur le plateau), incarne Bonnard, un quarantenaire psychologiquement instable, incarcéré faute d’être soigné.

Enfin, le troisième protagoniste est joué par Jarod Cousyns, jeune rappeur carolo qui fait ses premiers pas devant la caméra. Il se glisse donc dans la peau de Colin, jeune détenu qui a fait de mauvais choix, de mauvaises rencontres, et se retrouve plongé dans un univers carcéral qui va le broyer.

Jarod-Cousyns-Cinevox

Le jeune homme déambule sur le plateau, irradiant une énergie communicative, propre à l’enthousiasme de ceux qui découvrent l’envers du décor, avec dans les yeux une lueur d’émerveillement. « Ca m’a mystifié! Je ne regarde plus les films de la même façon. C’est une vraie fourmilière un plateau, c’est incroyable », confie-t-il avec un grand sourire.

Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’heure n’est pas qu’à l’amusement. Entre deux prises, Jarod s’isole, écoute de la musique. Pour se concentrer, se mettre dans la peau de Colin, et rencontrer l’exigence d’un rôle complexe, comme il n’en a « jamais vu », qu’il appréhende de jour en en jour un peu mieux, notamment en ayant travaillé en amont avec la réalisatrice sur le passé de Colin.

Aux origines du projet

Mais d’où vient l’envie d’accompagner ce moment si particulier dans la vie d’un prisonnier? Elle remonte au tournage du documentaire de la cinéaste, En bataille, qui suit le quotidien d’une directrice de prison. Pour s’assurer de la pleine coopération du Ministère de la Justice français, et pouvoir entrer dans la prison, l’équipe a dû s’engager à réaliser un film de commande sur le rôle du sport dans le système pénitencier, notamment pour les prisonniers purgeant de longues peines. Eve Duchemin est alors accompagnée par un jeune détenu, qui lui promet de la présenter aux autres, et de lui faciliter la tâche.

Mais quand vient le lundi matin, et le premier jour de tournage, il est aux abonnés absents. Et de fait, il a profité de la permission du week-end pour déserter, alors qu’il lui restait tout juste six mois à tirer. Cette histoire a instantanément déclenché « la boîte à fantasmes » de la réalisatrice, qui se dit que si elle doit passer un fiction, elle tient là son histoire.

« Eve m’a parlé de ce garçon, confirme sa productrice, Annabella Nezri, et je savais que c’était compliqué pour elle de s’en tenir au point de vue de la directrice, qu’elle avait envie d’aller du côté des prisonniers. Elle m’a rapidement proposé de les raconter à travers trois histoires, trois destins, et j’ai trouvé cela très fort, d’autant qu’elle voulait faire un film sur des prisonniers, mais hors de la prison, ce qu’on ne voit pas d’habitude. »

Eve-Duchemin-Cinevox

« Ce n’est pas tant un film sur la prison, que sur la façon dont la prison rentre dans les têtes, même quand on en sort, renchérit Eve Duchemin. En fait, j’espère que ce n’est pas un film sur la prison, mais plutôt sur les relations humaines, comment on nous voit, comment on nous colle des étiquettes. Et comment la prison définit les prisonniers. »

Il faut dire que le sujet du film, l’enfermement, trouve de drôles d’échos avec la période actuelle, ce que l’autrice n’aurait pas pu imaginer alors qu’elle écrivait le film. « En écrivant, je pensais écrire l’histoire d’hommes cassés par la prison, mais au fil de ce tournage si particulier, je m’aperçois qu’en fait, ça parle tellement de nous, confie Eve Duchemin. » Cette prison, inscrite dans les corps et dans les têtes des détenus, et qui trouve un écho en plein lockdown.

Du doc à la fiction

« Evidemment, Eve connaît extrêmement bien son sujet, mais surtout, je trouve que son expérience du documentaire lui permet de trouver des choses extrêmement naturelles dans le jeu, et dans la fiction. Cela lui donne une certaine forme de liberté, pour trouver des moments très ouverts, explique Annabella Nezri. Je suis très impressionnée par la façon dont elle parvient à transmettre ses émotions au reste de l’équipe pour nourrir le projet, et dont les contraintes parviennent à la rendre encore plus créative. »

« J’avais très envie de me lancer dans la fiction, de pouvoir filmer des histoires que je connais à l’avance, de ne pas dépendre des autres pour qu’une histoire se construise, explique Eve Duchemin. »

Mais le passage du format documentaire au grand barnum du long métrage de fiction n’est pas anodin. « Moi, j’ai toujours fait des films seule ou presque! Ici, je suis sur un bateau, avec tout un équipage auquel je dois montrer le cap. Il faut apprendre à faire danser 25 personnes en même temps, c’est un vrai défi! Mais je m’aperçois qu’apprendre à déléguer fait que tout monte en puissance en fait. »

Quand on demande à la cinéaste, avant de la libérer pour retourner sur le plateau, ce à quoi elle rêve en réalisant ce film, elle réfléchit quelques secondes, s’épanche sur ce rêve incroyable de pouvoir réaliser un film avec une équipe si performante et si déterminée qui la porte chaque jour un peu plus haut, et conclut par ces mots: « Mon rêve, ce serait qu’au début du film, on soit avec des détenus, et qu’à la fin, on soit juste avec des gens comme nous. »

 

 

 

 

 

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