Teodora Ana Mihai: « Ni violence gratuite, ni misérabilisme »

Rencontre avec Teodora Ana Mihai, dont le premier long métrage de fiction, La Civil, présenté à Cannes dans la section Un certain regard, où il a reçu le Prix de l’audace, un prix spécialement créé pour le film, sort aujourd’hui dans les salles belges. La réalisatrice nous parle de ce projet intense et hors du commun, qui dresse le portait d’une mère mexicaine prête à tout pour retrouver sa fille kidnappée par des narco-trafiquants. 

Quelques mots sur votre parcours?

Par où commencer? Je suis née à Bucarest, sous le régime de Ceausescu, puis mes parents ont reçu l’asile politique en Belgique. Mon père avait une grande passion pour la photographie, mais n’avait pas pu en faire une carrière en Roumanie. Il m’a transmis son amour pour l’image, mais aussi pour le cinéma de Tarkovski. A l’âge de 16 ans, mes parents m’ont offert l’opportunité de terminer mes études secondaires chez mon oncle et ma tante qui habitaient aux Etats-Unis.

J’y suis restée pour faire mes études universitaires à New York, des études de cinéma. Je suis rentrée en Belgique pour des raisons personnelles, et j’ai  dû trouver ma place dans le milieu du cinéma où je ne connaissais personne. J’ai commencé comme script supervisor, assistante de production, assistante-réalisateur, j’ai fait un peu de tout, mais ça a été une très bonne école. En 2012, j’ai commencé à faire mes propres projets, j’avais alors une idée très claire de ce que je voulais faire, et une certaine expérience.

Comment en êtes-vous arrivée à tourner ce film au Mexique, à raconter l’histoire de cette femme qui tente de survivre à la violence endémique qui ravage le pays?

Lors de mes études à San Francisco, j’avais beaucoup d’amis d’origine mexicaine. Je suis allée plusieurs fois au Mexique avant que le Président Calderon ne déclare la guerre aux narco-trafiquants. C’était un autre pays alors. J’ai vu la situation empirer, surtout au Nord du pays. En 2012, des amis m’avait dit: « Il vaut mieux de plus sortir après 7h du soir ». J’avais été tellement choquée par ce sentiment d’insécurité… Comment grandir dans un tel contexte, comment élever des enfants?

Ma motivation initiale, c’était d’essayer de comprendre ça. J’ai fait beaucoup d’interviews avec des enfants et des adolescents. Mais la vie a fait que j’ai rencontré une maman, Myriam Rodriguez, qui est devenue une militante importante au Mexique. Elle voulait me raconter l’histoire de sa fille, kidnappée par un cartel local, et me parler des autorités, apathiques et corrompues, qui ne l’avaient pas aidée. Elle n’avait pas eu le choix, elle avait dû prendre les choses en main. Elle m’a dit: « Quand je me réveille le matin, je veux tuer ou mourir. » Une maman!

Ce contraste m’a beaucoup intriguée. On a commencé à faire un documentaire sur elle, mais c’était beaucoup trop dangereux. Mon équipe mexicaine m’a demandé de repenser le projet, on était 4, on avait 4 gardes du corps, qui eux-mêmes avaient demandé à l’armée de nous suivre avec un convoi!

La fiction a permis de prendre le recul nécessaire pour raconter l’histoire plus en sécurité?

Oui, nous avions besoin de plus de liberté artistique. J’étais trop visible pour faire un documentaire. On ne nous montrait pas la réalité, mais uniquement que qu’on voulait bien qu’on filme. J’ai travaillé avec un co-scénariste mexicain, qui est aussi romancier, pour faire de cette histoire une fiction. Finalement, ça a quand même pris 7 ans.

C’est une violence paradoxale, c’est quand on déclare la guerre à la drogue que la population se retrouve le plus soumise à l’insoutenable…

Oui, le gentleman’s code qui existait avant a volé en éclat. La violence est alors descendue dans les rues. Il y avait bien sûr du trafic et de la drogue avant, ce qui est resté, mais l’impact sur la population a changé.

Le film dresse le portrait d’une femme, d’une mère qui va être transformée par le drame, et trouver dans le combat une sorte d’émancipation.

Elle semble très soumise au début, une femme mexicaine soumise au machisme. Sa fille d’ailleurs le lui reproche. Le drame va faire ressortir une force qu’elle a toujours eu au fond d’elle. C’est un chemin d’émancipation périlleux. Elle rejoint le côté obscur de la lutte, elle tombe elle-même dans la violence. Elle ne peut que rejoindre le cercle vicieux de la violence.

Pourquoi avoir focalisé le point de vue sur cette mère, sa bataille? Celle du témoin, plus que de la victime ou du bourreau?

Mon idée au début était d’adopter le point de vue de la fille. Mais je trouve ça fascinant de ne pas choisir le point de vue évident. J’avais déjà fait ça dans mon documentaire, Waiting for August. Et puis au Mexique, ce sont les mères qui font le boulot, même quand ce n’est pas le leur. Elles sont directement concernées par le drame, contrairement aux autorités.

Comment s’est passé le tournage?

Et bien je dirais que cela a demandé une certaine audace, et c’est surement cela que le Festival de Cannes a repéré en nous décernant ce Prix de l’audace dans la section Un certain regard. Ca reste un sujet très délicat à aborder là-bas. Via la fiction, on a universalisé le récit le plus possible. On ne nomme ni la région, ni le village, ni un cartel ou un politicien en particulier. Il fallait trouver un endroit relativement tranquille pour filmer, notre choix s’est porté sur l’état de Durango, qui a une grande tradition de cinéma, et dont les paysages évoquent le western. John Wayne y a d’ailleurs tourné ses quatre derniers films.

Comment avez-vous fait le casting?

Je connaissais Arcelia Ramirez en tant que comédienne depuis que je l’avais découverte adolescente dans Like Water for Chocolate d’Alfonso Arau. Elle y avait un tout petit rôle, mais son visage et sa présence m’étaient restés. On m’a mentionné son nom à plusieurs reprises quand j’ai lancé mon casting. Elle a tout de suite accepté, il faut savoir que c’est une star au Mexique! Elle a été très touchée par le scénario, et la thématique.

Quel était le plus grand défi pour vous avec ce film, quel cap vous étiez-vous fixé?

Je ne voulais surtout pas faire de misérabilisme, de misery porn. Je ne voulais pas de violence gratuite, ni tomber dans un ton de telenovela. Je voulais trouver un ton très réaliste, naturel, proche de celui de Cristian Mungiu par exemple, ou de celui des frères Dardenne, qui coproduisent d’ailleurs le film. C’est un travail qu’on a dû mener avec les comédien·nes sur le plateau, on les a encouragés à être dans la retenue, ce dont ils et elles n’ont pas forcément l’habitude.

Quels sont vos projets?

J’ai deux projets en cours, en Europe cette fois, en Belgique, en Roumanie et en Hollande. Et c’est de la fiction!

 

 

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