« Un conte pour enfants à ne pas raconter aux enfants »

@Christine-Plenus

C’est cette semaine que sort le dernier film de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Tori & Lokita, bouleversant cri de colère, portrait percutant de deux jeunes migrants mineurs, perclus de solitude, pour lesquels l’amitié est le seul refuge. Rencontre avec les cinéastes liégeois, qui nous parlent de ce projet et de ses origines…

Quelles sont les origines de Tori & Lokita?

Luc Dardenne

Cela fait quatre films que l’on consacre aux migrants: La Promesse, Lorna, La Fille Inconnue, Tori & Lokita. C’est une question qui nous a toujours intéressés. En 2012, on avait déjà voulu écrire une histoire, avec une famille, une mère et deux enfants, mais on l’a abandonnée. Pourtant cela revenait dans nos discussions. Ce qui a déclenché le récit pour nous, c’est quand on a choisi d’en faire une histoire d’amitié. Pourquoi? Car nous avions lu un rapport, une revue consacrée aux jeunes migrants en Europe, disant que la solitude qu’ils vivent provoque une série de maladies nouvelles pour les psychiatres, inconnues en Europe avec une telle intensité. Ce qui explique que ces jeunes exilés essaient de se reconstituer une famille.

Jean-Pierre Dardenne

Nous étions allés il y a quelques années dans des centres d’accueil pour réfugiés. Cela fait quelques temps que l’on ressassait la question de la situation de ces mineurs isolés en exil, et on se demandait comment faire un film avec ces enfants. Peut-être que Le Jeune Ahmed, un autre enfant, nous a ramenés vers eux. Ahmed était un enfant seul, on s’est dit: « Tiens, si on racontait une histoire d’amitié avec des enfants. »

L’exil, le sort que l’on réserve aux migrants, c’est vraiment la grande question de nos sociétés. 

Luc Dardenne

Je dirais même des exilés, plus que des migrants. Ce n’est pas juste qu’ils passent d’un endroit à l’autre. C’est aussi qu’ils ont quitté un village, leur famille, tout ce qu’ils connaissent. La rupture est énorme, ils n’en sont que plus perdus, et plus seuls. On a d’ailleurs pu le constater, on a lu beaucoup de témoignages, de rapports médicaux. On a découvert l’enfer que vivent les enfants sur leur trajet, et le terrible sentiment de solitude qui les étreint même quand ils sont « arrivés ».

Comment avez-vous pensé le coeur de ce récit, au-delà de la mise en lumière de la situation de ces jeunes mineurs?

Luc Dardenne

On a voulu montrer comment deux jeunes migrants, un enfant et une adolescente, vont habiter leur amitié, vont essayer de quitter leur situation d’exilés en habitant ce pays qui est leur amitié. Ils sont accueillis en Belgique, dans des centres, mais quand on est de jeunes gens, qu’on vient d’un pays d’Afrique subsaharienne comme ça, on se retrouve seul, terriblement seul. 

Leur amitié va être ce qui les sauve, leur permet de vivre, de combattre l’adversité, et de régler leurs problèmes. 

Jean-Pierre Dardenne 

On voulait faire une vraie histoire d’amitié, dans toute sa beauté.

Luc Dardenne

Oui, et éviter un type de dramaturgie assez classique dans ce type de récits, qui passe par la trahison. 

Tori-Et-Lokita-Christine-Plenus
« Tori et Lokita » @Christine Plenus – Les Films du Fleuve

Il fallait par ailleurs que ces deux personnages prennent vie, chair, comment vous les avez imaginés? 

Luc Dardenne

D’abord par la chanson qui les unit. Avant de s’appeler Tori et Lokita, le film s’appelait Notre chanson. On a tout de suite pensé que leur amitié était liée à une chanson, et à une berceuse, qui les accompagne, qui permette de les mettre en scène l’un pour l’autre comme le parent. Et puis on a trouvé Alla fiera dell’est. Je dirais même que c’est venu avant de construire l’histoire.

Et puis il fallait trouver un moment où ils seraient séparés, et où l’un ou l’autre allait devoir refaire la connexion, car ils ne peuvent pas survivre seuls. « Seul, je meurs. J’ai besoin de mon ami ». 

Et puis on avait deux protagonistes dans des situations différentes. Il y a plusieurs catégories de jeunes MENA (Mineurs et enfants non accompagnés). Il y a les exploités, qui sont dans des réseaux déjà dans leur pays d’origine. Lokita est une enfant mandatée, envoyée par sa famille pour gagner de l’argent. Tori est un enfant persécuté dans son pays. Normalement, concernant les enfants persécutés, les lois européennes leur permettent d’avoir tout de suite un statut, sans même attendre leur majorité. On voulait que l’un puisse permettre à l’autre d’obtenir des papiers, c’est ce qui se joue quand Lokita prétend être la soeur de Tori. Ils s’aident, se sauvent, sont séparés, doivent se trouver car la solitude crée l’angoisse. 

L’un est la bonne victime, l’autre est la mauvaise victime, elle doit ré-inventer son histoire, son récit pour être acceptée. C’est un moteur narratif puissant.

Jean-Pierre Dardenne

C’est leur fiction, et c’est notre fiction. C’est évidemment bien plus intéressant qu’ils aient des statuts si différents. L’une des nécessités de leur lien, c’est le besoin. A quoi sert leur amitié, à part briser la solitude? Elle permet à Lokita, peut-être, d’obtenir des papiers, et à Tori d’être protégé et élevé. 

Lokita a le mauvais récit.

Ce pourquoi elle vient n’est visiblement pas acceptable, ce n’est pas une assez bonne raison. C’est pour ça qu’il y en a beaucoup qui inventent des histoires, d’homosexualité, de viol, pour entrer dans la catégorie persécutés, qui leur permettrait de rester. 

Luc Dardenne

On leur demande des récits qui font d’eux des victimes, alors ils inventent les récits qu’on attend d’eux pour les accepter, pour correspondre à nos critères. Mais la loi doit changer par rapport à ça. La protection de l’enfance oblige à garder les mineurs. La protection de l’enfance devrait s’étendre après la majorité, quand un mineur a entamé un processus d’apprentissage ou des études, qu’il puisse rester. 

Les deux personnages ont deux énergies très différentes, Tori est dans la fuite, le mouvement, il évite la violence, Lokita l’encaisse et résiste. Comment avez-vous pensé cette dynamique?

Jean-Pierre Dardenne

Tori est une étincelle, un feu d’artifice permanent. Il est l’explosivité. Elle est la force tranquille qui encaisse la violence.

Assez vite ça s’est dessiné comme ça, cet équilibre. Certains ont subi de telles choses avant d’arriver ici, surtout les filles. Elles arrivent démantibulées. Lokita, c’est comme un boxeur, elle encaisse. Elle, c’est une femme, noire, mineure, sans parents. Elle est ce qu’il y a de plus faible, sans compter qu’elle est aussi objet de désir. 

Vous faites le choix de laisser dans le hors champ du temps et de l’espace les violences subies avant, et les violences sexuelles subies par Lokita, comme pour protéger vos personnages?

Luc Dardenne

On voulait raconter l’histoire dans le présent. On a même enlevé des répliques qui racontaient un peu plus leur histoire.

On voulait vraiment être au présent, et que leur situation soit tellement emprisonnante, une prison avec et sans barreau, que ça nous semblait suffisant.

Les témoignages sur les traversées son accablants. On a toujours penser que c’était un film de dénonciation d’une situation qui est la nôtre, qui se passe ici. On voulait évidemment que l’on devine la violence connue avant, on comprend que Tori était considéré comme un enfant sorcier, que Lokita a été mandatée par sa famille pour venir gagner de l’argent en Europe.

On retrouve différents aspects du conte dans le récit, la forêt, la chanson.

Luc Dardenne

Oui, c’est un peu un conte, un conte noir que l’on raconte. C’est un conte pour enfants à ne pas raconter aux enfants. 

Il y a deux éléments du conte, assez nouveaux dans votre cinéma: l’arme et la chanson, dont on parlait plus haut. 

Luc Dardenne

L’arme s’est imposée, tant la violence a augmenté dans la société depuis qu’on fait du cinéma. La drogue, le trafic, on ne pouvait plus éviter cette réalité. On entend tous les jours que des enfants ont été tués par balle, à cause des trafics.

L’arme a fait irruption dans notre cinéma avec cette violence.

Lokita, c’est quelqu’un dont personne ne viendra réclamer le corps. Il n’y a qu’au centre qu’elle avait une existence, elle s’est enfuie. Qui va venir la réclamer? Il n’y a plus que le gamin. On s’est dit que l’utilisation d’une arme à feu avait sa place. Elle est venue un peu de l’extérieur. A cause des évènements. 

Quant à la chanson, elle était là dès le départ, elle allait parcourir le film pour redire leur amitié, et souligner le manque, la séparation. Elle crée le lien. On l’a introduite dès le début assez longuement, pour l’ancrer dans le récit. Montrer leur insupportable solitude. On demande au spectateur d’être consolateur. Ce n’est pas possible de vivre ça, on veut être solidaire de ces deux enfants qui ne nous veulent pas de mal. Evidemment, il fallait émouvoir le spectateur. On espère qu’il se retrouve à chanter la berceuse avec eux. 

Le rythme du récit relève de l’aventure, du suspense.

Luc Dardenne

Vous parlez d’aventure, c’est vrai, c’est tout un parcours pour Tori. Leur clandestinité amène l’aventure, ce qu’ils vivent parfois avec une certaine naïveté. C’est un parcours du combattant. C’est marrant, à Cannes, les gens ont ri lors de certaines scènes, c’est Tori qui amène ça je pense. Par sa vélocité, sa malice.

Jean-Pierre Dardenne

Le suspense lui est assez récurrent dans notre cinéma finalement, il y a toujours une certaine coloration du film noir.

On tresse nos histoires comme ça. Ici, à partir du moment où dès le départ, on est dans la clandestinité, où il faut faire croire à un mensonge, cela crée un suspense. Est-ce que ce mensonge va marcher? On se rend vite compte que les chances sont minces.  Et l’obtention des papiers est l’objectif ultime. Tout ça dans un milieu sans foi ni loi. La seule loi, c’est le rapport de force dans toute sa brutalité, pondéré par rien. On est dans le rapport de force pur. La loi ne vient rien pacifier. Nos personnages n’ont qu’une seule obsession, la régler est une question de vie ou de mort.

On trouve du plaisir à travailler dans cette tension, parce que ça force à trouver des ellipses, à faire avancer le récit. Le film est plus ellipsé que le scénario, un peu plus. On essaie de faire en sorte que le spectateur découvre les choses que nous pensons importantes le plus tard possible. Par exemple, quand on arrive dans le hangar, on ne découvre l’extérieur que quand Tori arrive. On essaie de garder le côté monstrueux dans le hors champ. Tout est construit comme ça, cacher le plus possible, attendre le bon moment pour dévoiler – ce ne doit pas être trop tard non plus. 

Tori et Lokita s’inscrivent dans la grande famille de vos personnages, des personnages laissés pour compte, qui subissent de grandes violences sociales, mais là, Tori et Lokita, surtout Lokita, sont au summum de la vulnérabilité, au plus bas de l’échelle sociale. Qu’est-ce ça amène chez vous, est-ce qu’il y a une colère qui vous meut das l’écriture?

Jean-Pierre Dardenne

C’st un film de dénonciation, ce qu’on n’avait jamais fait comme ça, même si on peut dire que Rosetta était déjà un cri de colère. Mais c’est la première fois qu’on le fait aussi directement. Ce qui arrive à Lokita à la fin, c’est l’expression de notre colère, le besoin de dire: « ça ne doit plus jamais arriver ». Il y a dénonciation, et c’est pour ça que quand le film a eu le prix à Cannes, Luc a dit qu’on l’associait à ce qu’avait fait le boulanger de Besançon, (ndlr: Stéphane Ravacley, qui a fait une grève de la faim pour obtenir la régularisation de son apprenti).

On a choisi des personnages parmi les plus fragiles de nos sociétés. Ils sont tellement seuls, même s’il y a de la bienveillance chez les gens du centre qui s’occupent d’eux. Ils peuvent rencontrer quelques moments de répit, mais globalement ils n’ont rien sur quoi s’appuyer. S’ils sont ici, c’est parce que s’ils étaient restés chez eux, Tori, on l’aurait tué, Lokita aurait disparu dans la misère, on l’a envoyée ici pour qu’elle ramène de l’argent. Ils ont construit leur petite famille à tous les deux. Ils partagent un rêve très simple tous les deux, avoir un petit appartement, trouver un travail, étudier. C’est un rêve fragile et beau. Mais c’est un rêve impossible.

C’est peut-être prétentieux de penser ça, mais on le pense très fort: on. ose espérer que le film pourra susciter des discussions, des débats. Et changer les choses, notamment par rapport au fait que dès que ces enfants atteignent l’âge de 18 ans, on les expulse. C’est pour ça aussi qu’ils entrent dans la clandestinité. Si ce film pouvait être l’occasion ou le prétexte de se dire: « peut-être qu’il faudrait revoir l’encadrement juridique? ». Même quand ces jeunes étudient ou travaillent, on les renvoie, sans autre forme de procès. On a longuement parlé avec Ravacley au téléphone. Grâce à lui son jeune apprenti a fini par avoir ses papiers, il travaille comme boulanger dans une autre ville, il va se marier… Il a construit sa vie ici! Il y a des choses à changer, et si le film pouvait y contribuer…

Luc Dardenne

Et puis s’il pouvait contribuer à faire diminuer les préjugés… Le regard que l’on porte sur les jeunes migrants est très négatif, parfois haineux quand il n’est pas indifférent.

Je crois que le film montre que ces jeunes exilés ne veulent rien détruire ici, ils veulent juste vivre avec nous, être heureux avec nous. Pourquoi on leur refuserait ça, au nom de quelle peur?

On a parlé avec beaucoup de gens, à Cannes, les gens pleuraient, étaient marqués, s’interrogeaient sur notre méfiance, la projection de nos peurs sur ces jeunes-là Evidemment, certains jeunes sont manipulés par des réseaux qui les exploitent, mais ce n’est qu’un faible nombre d’entre eux. 

Est-ce que c’est ça qui vous meut aujourd’hui dans votre carrière, que l’émotion esthétique puisse appeler à une réflexion collective, politique, mais aussi individuellement chez chaque spectateur?

Luc Dardenne

Bien sûr, ce film appelle à ça. On n’est pas politiciens, mais clairement on espère que le film fera réagir. C’est un film sur l’amitié, mais c’est aussi un film qui dénonce une forme d’esclavage moderne. Forcément, ce sont les plus vulnérables, sans papiers, sans famille… Et c’est vrai que si notre film, à travers cette exposition mondiale qu’offre Cannes,

si nos deux petits personnages, des marginaux hyper fragiles pouvaient faire réfléchir les décideurs et les décideuses, si ça pouvait permettre que l’on arrête de placer au-dessus de la tête de ces jeunes une épée de Damoclès à leur majorité…

Ils apprennent la langue du pays quand ils arrivent, qu’on leur propose un parcours scolaire, un apprentissage! On présuppose qu’ils viennent ici pour ensuite faire venir leur famille, on leur prête des desseins qui supposeraient qu’ils viennent ici pour nous voler. Au bout du compte, c’est ça qu’on sous-entend. Or, je pense qu’au niveau européen, on peut trouver des solutions pour ne plus renvoyer les mineurs chez eux à 18 ans.

Ce film est une invitation à dénoncer une situation que l’on connaît un peu partout en Europe, en étant témoin de cette belle amitié, qui pourrait être détruite par la noirceur. Mais je crois que ce que cette jeune fille et ce petit garçon ont partagé, cette beauté, cela reste.

Jean-Pierre Dardenne

C’est ça aussi notre métier de cinéaste, que cette dénonciation soit aussi l’occasion de raconter une belle histoire d’amitié. C’est un sujet qui nous hante depuis longtemps, on ne trouvait pas forcément sous quel angle le traiter. « Copier » la réalité, ce n’est pas notre affaire, ce n’est pas ce que nous faisons. Nous on passe par la fiction. En tant que cinéaste, on aurait pu ajouter des obstacles à cette historie d’amitié, des trahisons, mais on a voulu qu’elle reste pure, une peut naïve peut-être. On n’a pas voulu dramatiser cette histoire. Cette amitié leur permet de rester debout, de vivre. On a voulu la faire exister pendant une heure et demie. Elle était la raison pour laquelle on a réussi à faire ce film. S’il n’y avait pas eu cette amitié, quelque soit notre indignation, on n’aurait pas pu faire le film. La preuve, ça faisait plusieurs années qu’on tournait autour du sujet. Il ne pouvait pas y avoir que la dénonciation.

Luc Dardenne

Et ça va jusqu’au bout, Lokita veut sauver Tori jusqu’au bout. C’est ça qu’on veut raconter, des êtres humains qui s’entraident de façon absolue, sans condition, victime d’une situation inadmissible. 

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